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ttyemupt

8 septembre 2012

Corps sacralisé, corps ouverts: de l'existence, mise en question, de la peau

 

 

Corps sacralisé, corps ouverts: de l'existence, mise en question, de la peau

 

Marie-Hélène Brousse

 

Les circonstances qui m'ont amenée à partager avec vous cette réflexion tiennent à quelques évènements.1 J'ai reçu l'invitation de Gil Caroz après avoir vu un film de Pedro Almodovar La piel que habito2. Comme le thème de la Section Clinique de Bruxelles a pour sujet le corps, je suis passée par la perspective d'Almodovar dont j'ai aimé le film. C'est un thriller, un best-seller français, avec une intrigue qui aborde un thème récurrent chez lui, le corps. Almodovar joue sur l'équivoque à la façon de Joyce – La piel et l'habito – l'habit peau, notre seul habit. D'autant plus que ce film traite du développement de la science et de la question du corps e,n raocntant les aventures d'un chirurgien s'occupant de chirurgie esthétique et de chirurgie constructive et réparatrice, un chercheur qui veut créer de la peau artificielle.

 

C'est aussi un film sur une double vengeance. Cela commence par la vengeance du personnage A sur le personnage B et cela finit par vengeance du personnage B sur le personnage A, autrement dit, tout le monde s'étripe. Et la vengeance, c'est quand même la forme la plus passionnelle de l'amour.

 

Et puis enfin, c'est un film sur la sexualité. Donc les différentes dimensions pour une réflexion sur corps étaient réunies: changer de peau, ne pas changer de peau, changer de sexe ou ne pas changer de sexe. Il s'agit d'un jeune homme qui est transformé en dame malgré lui. Almodovar prend bien soin de le montrer dans les premières scènes comme extrêment préoccupé au moinsdu féminin sous le versant masacarade, avec l'idée de s'habiller d'habits féminins ou de donner à voir des habits féminins. Finalement, ce qu'il n'a pas voulu réalise quelque chose de lui – un symptôme – qu'il ne connaissait pas. Et puis, changer de peau, c'est la même chose que de ne pas changer de peau. Cela me sembalit une bonne entrée en matière pour penser la question du corps.

 

Deuxième circonstance fondamentale et non pas comme événementielle ou artistique, c'est que nous sommes confrontés dans notre clinique quotidienne à une modification des pratiques de corps, au temps de la science, c'est-à-dire à une époque déterminée par l'avancée de la recherche scientifique. Nous y sommes confrontés quotidiennement même si ça ne prend pas la forme passionnelle d'une fiction almodovarienne. Dans la fiction qu'est l'association libre, cela prend quand même assez bien de place.

 

Je vais mettre en série un certain nombre de ces phénomènes cliniques. Tout d'abord, depuis les cinquante dernières années, il y a un développement considérable de l'imagerie médicale sous différentes formes, utilisée dans différents registres et contextes. Il y a une extension du domaine du visible grâce à cette imagerie médicale. J'ai retrouvé dans le Séminaire XXIII de Lacan quelque chose qui peut nous servir de boussole: "Ce dire, pour qu'il résonne, [...], il faut que le corps y soit sensible. Qu'il l'est, c'est un fait. C'est parce que le corps a quelques orifices, dont le plus important est l'oreille parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer [...] L'embarrassant est assurément qu'il n'y a pas que l'oreille et que le regard lui fait une concurrence éminente."3

 

Eh bien, je dirais que le regard, grâce à l'imagerie médicale, en tout cas dans les sciences, est en train de l'emporter sur l'oreille. On écoute de moins en moins un patient et on va beaucoup plus directement à l'image qui a cette caractéristique de subvertit complètement la barrière de la peau. Une échographie permet de photographier le bébé sous toutes ses coutures sans toucher à la barrière de la peau, autrement dit, elle les franchit parfaitement.

 

Il y a une neutralisation progressive de la voix au profit du regard, une neutralisation progressive de la différence entre ce qui est perceptible et ce qui ne l'est pas au premier regard et aussi une neutralisation de la différence entre le dedans et le dehors. C'est très important car il y a quand même quelque chose qui s'inscrit très tôt pour un être humain via le registre imaginaire, c'est une topologie rudimentaire entre intérieur et extérieur que toute cette avancée de la science appliquée à la médecine subvertit.

 

Que devient le corps quand il n'y a plus de frontière entre dedans et dehors? Cette absence caractérise depuis toujours le sujet de la schzophrénie, mais ne caractérisait pas l'ensemble des sujets parlants.

 

Un deuxième phénomène est également lié au développement de la science: le développement des greffes et des dons d'organe. Là, vous voyez apparaître le signifiant organe que la science médicale substitue de plus en plus fréquemment au terme de corps. Je ferai de cette constatation ma thèse de départ.

 

Des dons d'organe, on en a aujourd'hui une expérience clinique dans la pratique de la psychanalyse. Certainement, beaucoup d'entre nous ont reçu des dames qui, pour lutter contre la stérilité due ou non à l'âge, ont recours à des dons d'ovocytes. Il y a celles aussi qui donnent des ovocytes. Le domaine des objets d'échange entre les citoyens s'est développé considérablement depuis 40 ans: les ovocytes, les cornées, les reins, les poumons, les coeurs... Il est contrôlé par la mainmise de l'économie.

 

La première greffe du coeur doit remaonter à environ cinquante ans. Et l'on peut rémoigner aujourd'hui du fait qu'un don d'ovocyte qui semble quelque chose de peu invasif n'est pas sans soulever quelques questions subjectives, voire interroger le sujet qui l'a choisi, d'une manière parfois inattendue pour lui-même. Les dons d'organe et greffes d'organes renforcent le monde des organes contre celui du corps. Chez Lacan, vous ne trouvez quasi jamais de référence aux organes, mais toujours au corps. Cela va se développer de plus en plus, on va aller de plus en plus vers des implants, y compris pour le traitement des maladies mentales. Des chercheurs sont déjà en train d'évoquer l'implantation d'un certain nombre de dispositifs dans le cerveau pour permettre la stimulation et le contrôle ou la non-stimulation de certaines zones corticales. Les scientifiques développent une science-fiction qui n'est pas de la littérature, sur l'implantation, dans l'asile, dans un certain nombre de centres, pour les déficitaires ou les mal-foutus.

 

Ils n'ont pas besoin d'énormément d'imagination puisqu'ils arrivent déjà à le faire avec un pacemaker, pourquoi ne le feraient-ils pas avec un "mind-maker"?

 

Troisième point: on se met à cultiver à l'extérieur un certain nombre de tissus ou de cellules qu'il était auparavant impossible de cultiver en dehors de la machine humaine. Je ne développe pas cela ici.

 

Enfin, il y a le développement du règne de la prothèse. On peut considérer qu'un implant dans le cerveau pour palier aux massacres de votre mémoire, c'est déjà une prothèse. Mais là, je veux parler des prothèses plutôt dans le champ de la forme. On en parle beaucoup pour le moment. On nage dans le scandale des faux seins. Un collègue me racontait un documentaire sur le sujet qui montrait que ce n'était même plus des salles d'opérations, mais plutôt des espèces de cuisines améliorées. On ouvre, une petite découpe, on entre la prothèse et puis on referme et c'est fini. Et si ça ne marche pas, alors il faut enlever et puis ça explose, il y en a partout. Le documentaire était vraiment très précis, c'est-à-dire cru.

 

Peut-être certains d'entre vous ont-ils vu une série américaine qui s'appelle "Nip/Tuck". C'est une histoire passionnante qui raconte la vie de deux chirurgiens en Californie pas très moraux. Dans un épisode, par exemple, ils sont en train de fairfe une implantation mammaire à une dame en évoquant leurs histoires sentimentales, leurs histoires sexuelles – de toute façon, ils ne parlent que de cela dans le reste de la série. Ils sont extrêmement contrariés par ce qu'il leur arrivait et à ce moment le téléphone se met à sonner et en même temps, la patiente choisit de faire une hémorragie gravissime. Alors le type est obligé de poser son téléphone et de sauver la patiente.

 

Qu'est-ce qui amène un sujet à vouloir se livrer à ce qu'on lui rectifie le nez, on lui rectifie les seins, les fesses et ainsi de suite?

 

Et qu'est-ce qu'un analyste a à dire quand il est face à un sujet qui se livre à ce genre d'excentricité ou de banalité, si l'on tient compte de l'extension considérable de ce marché.

 

Il y a quand même toujours un risque mortel et j'ai eu l'occasion d'entendre des sujets qui avaient rencontré cela dans leur histoire, une banale histoire de chirurgie esthétique qui se termine par la mort. Evidemment, c'est une mort un peu honteuse. Dire que sa grand-mère est morte d'un lifting, c'est un peu dur!

 

Chez nous, on met encore un petit voile du secret sur la chose. Des collègues brésiliens m'ont raconté que ce n'était plus le cas chez eux.

 

Et puis se développe considérablement un discours sur la légitimité au changement anatomique du sexe.

 

Je voudrais faire deux remarques. La première c'est que j'avais été très interessée, il y a bien longtemps, par un anthropologue, André Leroi-Gourhan qui avait beaucoup travaillé sur la question des outils et du corps. Dans un de ses ouvrages sur les machines, il soutient que les outils sont une mise à l'extérieur de certains organes corporels, le levier de la force musculaire, les organes perceptifs avec les machines à tisser les tissus, la mémoire dans les ordinateurs... De ça, il n'en a pas parlé parce qu'il est mort avant de pouvoir en parler. Ce qui se passe aujourd'hui pourrait être quelifié de mise à l'intérieur des machines. On met encore dehors une mémoire, un oeil quand on va avec une petite caméra faire une gastroscopie, on met l'oeil là-bas au bout du fil. Donc, il y a effectivement une mise à l'extérieur des différents organes de perception et de cognition, mais il y a aussi une remise à l'intérieur des machines, implants et prothèses.

 

Cela me semble pouvoir montrer que le modèle intérieur/extérieur est totalement obsolète pour penser le rapport à notre corps. Il est embrouillé par l'époque contemporaine et du coup, la peau ne se présente plus comme une barrière, comme un mur. Elle a toujours été poreuse comme barrière, mais en tant que phénomène de discours, la peau était quand même une barrière et préservait la dimension de l'intime. Là, elle devient un organe comme les autres, un organe sur lequel on peut travailler en salle d'opération comme sur un coeur, un rein.

 

Deuxième réflexion à partir de ces modifications scientifiques. Il y a une extension du domaine des organes par rapport au domaine de la forme du corps, du corps comme forme globale, comme bonne forme. Il y a une compétition plus forte, si j'ose dire. Auparavant gagnait toujours la forme globale du corps et aujourd'hui, gagnent tout aussi bien les organes. Cette extension du domaine des organes est très largement associée à l'idée d'en modifier le fonctionnement et du coup la forme du corps, globale, sans organe, ne constitue plus une limite. On ne souhaitait pas voir ce qu'il y avait en dessous. Quand on le voyait, il y avait une réaction d'horreur plutôt que d'intérêt, une réaction phobique par exemple.

 

Toutes ces raisons m'ont fait penser au passage du corps sacralisé au corps ouvert. J'essaierai de vous dire pourquoi, mais avant cela, il y a deux petites anecdotes cliniques que je voudrais vous transmettre.

 

Au début de ma carrière, j'étais agrégée de philosophie et j'ai démarré dans une école d'instituteurs. Ça tombait bien, j'avais toujours détesté l'école! Donc, je suis allée voir les futurs instituteurs en classe et j'ai rencontré aussi un grand nombre d'inspecteurs. J'avais assisté à une conférence faite par un de ces inspecteurs sur les "leçons de choses", un enseignement donné aux enfants du primaire. Quelque chose m'avait saisie. J'avais trouvé cet homme extrêmement vieux, sans doute je ne me trompais pas mais je ne savais pas pourquoi. Il avait consacré l'essentiel de sa leçon aux instituteurs à scander que: "pendant les années du primaire, il n'est pas question d'ouvrir quoi que ce soit". Et il avait pris l'exemple de l'oeuf, "vous pouvez faire une leçon de choses sur l'oeuf mais, en aucun cas vous ne devez passer la barrière de la coquille". Et donc de jeunes instituteurs un peu rebelles lui avaient dit: "Mais enfin, on pourrait leur montrer les petits poussins à l'intérieur!" "Jamais de la vie, dans le primaire, on ne passe pas les barrières, ni les coquilles ni les peaux, ni quoi que ce soit d'autre." C'est un monsieur qui considérait que jusqu'à l'âge de douze ans, il ne fallait pas regarder ce qu'il y a derrière le voile. J'avais été surprise et un peu scandalisée par ces considérations. Mais en fait, ça ne faisait que démontrer la chose essentielle que ma sottise à moi ne déchiffrait pas, la chose essentielle que ce monsieur soulevait, c'était la question épineuse de l'intérieur et de l'extérieur. Il voulait absolument préserver l'intérieur grâce à l'extérieur.

 

Une deuxième anecdote qui m'avait ramenée à celle-là d'ailleurs. J'étais en voyage en Australie avec un collègue, Pierre-Gilles Gueguen. On avait des enfants assez jeunes et on était tombés en arrêt devant des peluches. Vous savez, c'est la patrie des kangourous, donc il ya avait énormément de peluches de kangourous. Et vous savez aussi que le kangourou, il a une poche – il n'a vraiment pas besoin d'échographie. Le bébé, avant sa véritable maturité peut être vu et caché. Donc il était question qu'on ach_te un kangourou et j'avais regardé ce qu'il avait acheté. Le sien, le bébé kangourou ne s'en allait pas, il était cousu dans la poche. On pouvait le voir, mais on ne pouvait pas l'enlever. On ne pouvait pas le séparer. Je me souviens de lui avoir donné un conseil: "Ne prends pas ça. Prend un kangourou avec bébé amovible, à mon avis, ça marchera mieux!" Il m'avait téléphoné à son retour pour me dire que j'avais raison. La première chose qu'avait faite sa fille, c'est de tirer le bébé, de le remettre, de le tirer.

 

Là, je vais introduire un deuxième terme qui est une question absolument centrale dans l'enseignement de Lacan sur le corps, à savoir la question de la séparation. La séparation pose question à Lacan pendant de nombreuses années. La conception déployée de l'imaginaire dans le premier séminaire ne permet pas de véritablement penser la question de la séparation parce que le corps esr pris à partir de l'éthologie et à partir de la Gestalt comme une image une. Vous avez en tête la théorie de Lacan sur l'image dès le stade du miroir. Vous savez qu'il y a un moment de morcellement pr-stade du miroir, puis il y a le stade du miroir avec le "un" de l'image dans le miroir qui vient recouvrir, comme un voile, la fragmentation. La fragmentation des organes et es fonctions se trouve recouverte par cette image qui va être le noyau constitutif du moi, noyau fondamentalement d'illusion. Mais l'illusion n'étant pas à prendre là comme mensonge ou quelque chose qui peut se défaire, l'illusion est le statut même du corps, il n'y a de corps que comme une image, essentiellement plate. C'est la position de Lacan et même dans les derniers textes consacrés à la question, j'ai bien regardé dans le Séminaire XXIII et dans les conférences américaines où il y a des passages formidables quant à la question du corps. Le corps devient de plus en plus assimilé à la géométrie plane à deux dimensions, bien plus facile à manier que celle à trois dimensions. L'image qui est une, qui n'est pas bricolage, qui est un tout, vient recouvrir les organes qui ne sont jamais un tout, qui sont des parties sans tout.

 

Vous reconnaissez là, pour l'opposition entre le corps et les organes, quelque chose qu'on voit dans le texte de Lacan, aliénation et séparation. Et donc, c'est par la théorie des ensembles, puis par la topologie qu'il va arriver à penser cela.

 

L'anecdote du kangourou vous introduit à un point central, à la question de la séparation. Le kangourou est cet animal formidable qui vous permet de penser la forme "une" tout en envisageant la séparation.

 

La question est d'articuler ce corps sacralisé de la forme "une" du stade du miroir avec la découpe du corps et son fonctionnement, libidinal évidemment mais aussi physiologique parce que, fondamentalement, les images n'ont pas de fonctionnement physiologique et surtout, elles n'ont ni intérieur ni extérieur.

 

Alors le corps sacralisé. Le mot est de moi, le signfiant qui revient toujours chez Lacan est adoré, l'adoration. C'est pourquoi je me suis permis le mot sacralisé, car adoré ça renvoie plutôt à l'illimité. Mais le corps adoré est quelque chose que l'on retrouve fréquemment chez Lacan. Par exemple dans la conférence du Massachussets Institute of Technology du 2 décembre 1975, il peut dire:"Cette apparence du corps humain, les hommes l'adorent. Ils adorent en somme une pure et simple image."4 Une "unité de pure forme" et c'est par cette "unité de pure forme", ajoute Lacan que je résume ici, qu'ils conçoivent ce qu'ils appellent le monde. Ils projettent cette unité et c'est comme ça qu'ils construisent le monde qui est une construction imaginaro-symbolique mais très fortement imaginaire quand même. Il peut dire la même chose dans Le Séminaire XXIII, où il évoque aussi l'adoration et la forme: "L'amour-propre est le principe de l'imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu'il croit qu'il l'a."5 Cette opposition entre l'être et l'avoir, c'est très important. L'adoration va avec la puissance de captivation de l'image; il l'adore parce qu'il est capturé, aspiré par l'image elle—même. C'est toujours dans Le Séminaire XXIII: More geometrico, à cause de la forme et donc d'une façon géométrique, l'individu se présente comme un corps et ce corps a une puissance de captivation. La captivation implique le visible, le regard et du coup, l'adoration, fondement de l'amour.

 

Lacan considère en 1975 quer la théorie du corps comme image est une des deux assises fondamentales de la théorie de la psychanalyse. Il ajoute que la psychanalyse n'appréhende le corps que dans ce qu'il a de plus imaginaire, comme forme, comme apparence et via le mode de l'adoration.

 

Alors, Lacan associe tout de suite autre chose, une expression qui revient toujours à la même place: le sac de peau. La peau, c'est dans ce syntagme sac de peau qu'elle apparaît: la peau, c'est le sac, c'est ce qui permet de penser la forme plate comme un sac, ce qui permet de penser la forme plate comme un sac,ce qui permet de passer au registre de l'intérieur et de l'extérieur, alors que si vous envisagez l'image du corps comme une photo, vous n'allez pas chercher à voir l'intérieur de l'image. Ce sac de peau, c'est la première conséquence du fonctionnement de l'imaginaire. Vous trouvez, équivalent chez Lacan, sac de pot, équivalence avec les pots et les vases, puis vous glissez vers la géométrie, vous allez vers la circonférence, toujours dans la géométrie en deux dimensions; puis vous allez à la sphère, mot scientifique pour sac de peau; vous avez aussi boursouflure, soufflure, ça c'est la pente éthique de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf.

 

Mais pour la géométrie, c'est la sphère et en particulier, la sphère armillaire dont Lacan fait le modèle géométrique le plus raisonnable pour représenter le corps humain, en tant que sac de peau, c'est-à-dire dans un registre à trois dimensions et non plus seulement à deux. Et c'est à partir du Séminaire X qu'il va introduire, par la topologie, la manière de se défaire, de se débarrasser de ce qui arrive dès que vous pensez la chose en terme de sac, de pot, de vase, cette maudite opposition binaire entre intérieur et extérieur. Qu'est-ce qu'on fait à ce moment-là? Eh bien, on coupe la sphère, ça la met à plat et donc ça en fait une corde et c'est à partir de là qu'il va introduire la bande de Moebius attrapée sur le cross cap par coupure. Ce traitement, il en rend compte très tôt.

 

Il m'a semblé qu'un des instruments cliniques de civilisation, de discours, qu'il utilise pour rendre compte de l'articulation du système symbolique, - qui est un système de découpe et de trouage – et du corps, c'est la circoncision. C'est un laboratoire, un domaine d'expérimentation pour démontrer comment se passe le traitement du langage sur le corps adoré. Vous trouvez la circonsision dans Le Séminaire V et dans le X. Le Séminaire X est celui où il se dépatouille de la différence entre l'objet imaginaire et l'objet a non spécularisable. L'objet est pensé à partir de la projection de l'image adorée sur le monde; c'est-à-dire l'objet du monde en tant que le sujet lui donne la structure de son corps. On pense tous les objets du monde en lien à la forme idéale de notre corps, c'est très amusant.

 

Dans Le Séminaire X, il y a donc la différence entre les objets tels qu'ils relèvent de la séparation, du trou et de la perte, donc de la coupure. La forme globale du kangourou et puis le petit truc qu'on peut remettre et démettre. Sauf qu'avec l'objet a, une fois qu'il est sorti, eh bien c'est fini! Il n'y a que les kangourous qui peuvent les récupérer et les artistes qui récupèrent aussi leurs objets a. On ne peut pas dire cela du sujet psychotique puisque, lui, il ne le perd pas.

 

Bref, que dire de la circoncision en tant que laboratoire du rapport symbolique au corps? Je suis allée chercher cela dans Le Séminaire X. D'abord Lacan est très prudent: "L'incidence psychique de la circoncision est loin d'être équivoque. [...] la circoncision a tout autant pour but de renforcer en l'isolant le terme de la masculinité chez l'homme que de provoquer les effets dits du complexe de castration, au moins sous leur incidence angoissante"6 N'y a-t-il pas, dans ce terme de la coupre, de quoi faire un pas de plus sur la fonction de l'angoisse de castration? Où sera-t-il le Wiwimacher, comme dit le Petit Hans? Il sera dans le champ opératoire de l'objet commun, échangeable, il sera là, entre les mains de la mère qui l'aura coupé.

 

La circoncision comme archétype, comme paradigme de toute coupure, en tant qu'elle produit un reste qui, en tant que tel, n'a pas d'image spéculaire. Si bien que Lacan en arrive à l'idée que la circoncision a différentes coordonnées: soit la configuration du rituel, le symbolique en tant que rituel; soit en tant qu'initiation et en tant que normalisation de l'objet du désir. Ce que démontre la circoncision c'est que ce processus de séparation renvoie moins à une loi qu'à un certain rapport à l'Autre. Ce rapport à l'Autre est déterminé par une perte de l'objet a produit par la coupure.

 

Deux incidences du symbolique sur le corps

 

Le langage produit des effets sur le corps qui sont de deux types. Il y a les pulsions, les modes de jouir qui sont liés à la demande de l'Autre. C'est comme ça que Lacan reprend la circoncision, comme une demande de l'Autre divin. Il faut qu'il y ait une demande pour que ça puisse avoir un écho, mais cete demande est rétroactive, elle est envisagée après-coup, elle justifie la séparation après-coup. Le deuxième effet du langage, autre que d'écho, c'est le retour ou la production d'une nouvelle fragmentation qui n'est pas le morcellement d'avant le stade du miroir, qui est une fragmentation du corps à partir de la fragmentation signifiante puisque le signifiant ne fonctionne que comme unités isolables et séparées les unes des autres de façon absolue. Donc, il y a un retour sous une autre forme, sous la forme d'une fragmentation de ce qui, dans le domaine de l'imaginaire, a été un morcellement.

 

L'enfant apprend très vite cette fragmentation du corps par le signifiant. Par exemple, dans les livres d'enfants, pour leur apprendre les parties du corps, on le découpe avec du langage et des signifiants et sur la page on voit des petits pointillés, comme chez le boucher. Cette découpe que le langage commun produit, la science l'accentue de façon vertigineuse et logique.

 

Descartes a été complètement associé par Lacan au moment de la naissance de la science, pour ne pas dire qu'il en a fait son promoteur. La science, au XVIe siècle, non seulement s'intéresse à l'astronomie, au vide avec Kepler et Galilée, mais elle s'intéresse à l'anatomie. C'est à partir du XVIe sècle, à partir du fonctionnement de la science que l'on voit apparaître au autre type de découpe que celle qu'opère le symbolique.

 

La découpe par le signifiant et la découpe par la lettre

 

La découpe scientifique, c'est la découpe par la lettre, c'est la découpe par l'équation, par la symbolique hors sens. L'anatomie, à partie du XVIe siècle, produit cet effet-là, on se met à découper les corps, on va contre le sens de la religion. Et pour la première fois dans l'histoire des savoirs, la découpe est promue en tant que discours; avec l'anatomie est franchie la barrière de l'image adorée. Ce n'est pas un hasard que ce soit le chirurgien militaire qui découvre la circulation du sang, il passait son temps sur les champs de batailles à rencontrer des gens pour qui la barrière de la peau ne fonctionnait plus. C'est le début de ce mouvement de fragmentation qui aujourd'hui est accompli de façon qualitativement tout à fait différenten au point que l'organe l'a emporté sur la forme globale.

 

Damien Hirst7a fait une statue gigantesque qui se trouve à Londres et à New-York, si mes souvenirs sont bons. Si on la regarde du côté droit, on voit une jeune femme tout à fait normale, avec une petite jupe, des bottes hyper réalistes. Si on la regarde de l'autre côté, on voit une coupe comme dans les manuels d'anatomie, comme dans les écorchés ou tout ce qui s'est déployé du XVIIIe, XIXe jusqu'au Xxe siècle de ces représentations scientifiques du corps, contrairement à ce qui était promu au moyen-âge. Bien sûr, au moyen-âge, ils connaissaient le squelette, ils le représentaient dans l'art. Il n'y avait qu'à aller fouiller dans les cimetières pour savoir que le corps était fait d'os, mais c'était pris dans une perspective de vanité et non de savoir. Ce qui les intéressait, c'était la mort comme vérité du vivant et derrière la mort, le paradis, l'enfer. Il y a donc eu un véritable changement à ce moment là. Il y a eu un premier moment cartésien qui a permis toute cette production de savoir. Mais aujourd'hui, on est dans un deuxième moment de surgissement de la vérité tel que ça n'est plus saturé par la fiction du cogito. On ne se précoccupe plus de la pensée. D'une certaine façon, tout le monde est lacanien, tout le monde pense que l'homme pense en tant qu'il parle, vous trouvez dans la conférence de 1975 à Yale. La pensée c'est du blabla, ce qui compte c'est les chiffres et les formules, les lettres. Ça c'est du savoir et pas de la pensée. La pensée c'est un sens imaginaire. Quand Lacan dit: "il pense en tant qu'il parle", il dit que cette parole a des effets sur son corps. La parlotte est profondément articulée à l'image pour construire le monde imaginaire. Ça vaut pour Descartes qui donne encore à la pensée un statut d'existence. Mais aujourd'hui, c'est déconnecté du corps et ce faisant, ça permet que le corps soit pris uniquement sur le versant d'un savoir organique ou mécanique ou thermodynamique, peu importe.

 

Eh bien, c'est fini ça. On n'a pas encore véritablement l'équivalent du cogito cartésien pour ramasser dans une formule unique quelle est la doxa du rapport au corps et à l'existence aujourd'hui, mais c'est ça qui se cherche. Et ça se cherche à partir du retour de la fragmentation. Ce qui ne veut pas dire quie l'image en tant que fascinum a perdu sa puissance, sinon on ne mettrait pas de faux seins, mais on fait fonctionner l'image selon la logique de l'organe, on la bricole. C'est l'art – le premier – qui l'a montré avec le body art. Quelqu'un comme Orlan, qu'avait interviewée Jacques-Alain Miller lors des forums8, considère qu'on peut bricoler l'image comme on bricole l'organisme. C'est la fin de la forme adorée, c'est fini, le corps n'est plus la forme adorée.

 

Alors qu'est-ce qui vient à la place du corps adoré? Ce n'est pas le corps découpé, ce n'est pas l'organe, c'est l'objet en tant que reste, que déchet. Je terminerai en m'inspirant de deux citations de Lacan dans les conférences et dans Le Séminaire XXIII. Il me semble qu'on est de moins en moins convaincu, bien que quand on fait une analyse, ce ne soit peut-être pas le cas, on est de moins en moins convaincu qu'on a un corps. Je ne vais pas le démontrer, je voudrais le mettre à l'épreuve de la clinique. On est de plus en plus convaincu qu'on l'est. Ce n'était pas le cas en 1975, Lacan pense encore qu'on vit dans l'illusion d'avoir un corps, alors qu'on l'est et il dit qu'on a l'illusion de l'avoir sous prétexte que tous les jours on le manipule. En effet, tous les jours il faut le laver, le sécher, le machiner, l'enrouler. Mais, sous prétexte qu'on a à s'en occuper, ce n'est pas pour autant qu'on l'a ! On l'est. Et j'ai l'impression que l'idée qu'on l'est, ce corps est de plus partagée et que c'est comme ça que s'explique la montée de la notion de handicap par opposition à la notion de maladie.

 

Je vais prendre un exemple simple. J'avais été très surprise en recevant un homosexuel américain qui n'est pas resté longtemps, mais qui m'a appris certaines choses. Il m'avait dit que l'homosexualité était une maladie génétique et que par conséquent, il était homosexuel, c'était comme s'il avait la peau blanche, ou les cheveux frisés, c'était une donnée génétique. Vous enlevez le mot maladie et le remplacez par handicap et vous luttez pour le droit des handicapés à vivre comme tout le monde. Il n'avait pas son corps, il l'était, il était ses gènes, il était même son organisme. Et plus on va avancer vers une définition des individus, des parlêtres à partir de leur carte génétique, plus on ira dans le sens d'un "être son corps". Il faudra ajouter que la pensée apparaîtra comme un instrument du corps organique qu'on aura, comme un effet, un écho de cet organisme, non pas un effet du corps, mais un écho de l'organisme, c'est-à-dire de l'encodage des petites lettres qui vont nous définir progressivement.

 

Il me semble donc qu'aujourd'hui, ce qu'on va adorer c'est précisément le reste, ce qui échappera à ce "être son corps". Qu'est-ce qui échappe à ce corps qu'on serait? C'est les bouts qu'on a perdus. C'est le déchet. Je crois que les artistes l'ont compris beaucoup plus vite que quiconque.

 

Dans l'art moderne, le déchet joue un rôle fondamental. Pour ceux qui ont vu le spectacle de Castellucci9, c'était absolument ça. Le fond de la scène, c'était l'image idéale, l'image globale du très beau visage du Christ d'Antonello de Messine10 et devant, il y avait un intérieur blanc très fonctionnel, un vieux monsieur incontinent et son fils qui essaye de l'aider. Donc il y avait le corps, mais le corps versus organisme qui prdoduit des déchets. Comme le disait Lacan dans les conférences aux université américaines, la seule chose qui sorte vraiment du corps c'est le déchet11. Et donc il ne restera du corps que ce qui en sort, c'est-à-dire les déchets et c'est ça qui aura valeur de corps qu'on adorera ou qu'on haïra.

 

J'ai donc l'idée que ce qui vient à la place du corps adoré, de la belle forme, de la belle image, du beau visage du Christ d'Antonello, c'est l'objet merde en tant qu'il représente le mieux la civilisation. Cet objet-là conserve son pouvoir de fascination dans un monde qui est devenu un monde du savoir d'organe ayant détrôné la forme unique du corps.

 

C'est très insuffisant ce que je dis là. Il faudrait aller voir du côté des objets a, comment ils prennent une valeur plus ou une valeur moins, comment ils incarnent mieux le phénomène du corps. La peau a cessé d'être une barrière pour devenir un bord. Mais du coup, avec l'objet a, il est impossible de savoir la différence entre l'intérieur et l'extérieur. Bien sûr, quand on dit "ça sort du corps", on peut penser que c'est à l'extérieur, mais en fait, il n'a ce statut d'extérieur qu'à partir du moment où il est mis dans l'Autre. Si l'objet a cesse d'être mis dans l'Autre, de la même façon qu'il est non spécularisable, il est inorganisable. Et dans le spectacle de Castellucci, le visage du Christ était attaqué non pas de front, mais de l'intérieur. Il s'abîmait, se morcelait, s'étiolait et s'effilochait. C'est un terme que Lacan reprend pour parler du statut du corps par opposition au statut des objets a qui l'effilochent, qui effilochent le corps. C'est une donnée de base, le corps est effiloché et on bricole cet effilochage, on reconstruit des unités.

 

Et ce qui reste quand même fascinant parce qu'échappant au savoir scientifique, c'est cet objet dans sa valeur libidinale qui est aussi sa valeur de déchet, déchet du symbolique, déchet de la science. Rien ne nous intéresse plus, en chirurgie esthétique, que le ratage. À la télévision, c'est ce qu'on nous montre, quand c'est réussi, on ne le voit pas, mais le ratage est plus intéressant. Non seulement, ça détruit l'image idéale, mais c'est ce qui échappe à la toute-puissance et au savoir scientifique sur l'organe.

 

Ce serait intéressant de revoir le travail de Deleuze, Logique du sens12sur les organes. Il avait compris quelque chose sur la montée de l'organe mais simplement il confondait l'organe avec l'objet a.

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7 septembre 2012

Le monstre de la totalité

Le monstre de la totalité


"Qu'on imagine (s'il est possible) une femme couverte d'un vêtement sans fin, lui-même tissé de tout ce qu'en dit le journal de Mode..." (SM, 943, II) Cette imagination, apparemment méthodique, puisqu'elle ne fait que mettre en oeuvre une notion opératoire de l'analyse sémantique ("le texte sans fin"), vise en douce à dénoncer le monstre de la Totalité (la Totalité comme monstre). La Totalité tout à la fois fait rire et fait peur, comme la violence, ne serait-elle pas toujours grotesque (et récupérable alors seulement dans une esthétique du Carnaval)?

 Autre discours: ce 6 août, à la campagne, c'est le matin d'un jour splendide: soleil, chaleur, fleurs, silence, calme, rayonnement. Rien ne rôde, ni le désir ni l'agression; seul le travail est là, devant moi, comme une sorte d'être universel: tout est plein. Ce serait donc cela, la Nature? Une absence... du reste? La Totalité ?

7 septembre 2012

Répétition et science contemporaine AMP 3/4

 

Répétition et science contemporaine

 

Soirée organisée par Rose-Paule Vinciguerra,

Membre de l'ECF et de l'AMP

 

Avec

 

Esthela Solano-Suarez

Membre de l'ECF et de l'AMP

 

Serge Cottet

Membre de l'ECF et de l'AMP

 


Esthela Solano. {…} dans l'enseignement de Lacan, qui est celui qui a été travaillé tout au long de l'année dernière par Jacques-Alain Miller dans son cours, L'orientation lacanienne, et c'est un nom { ?} que nous voyons apparaître dans le Séminaire XIX, ...Ou pire. Quelle est la préoccupation de Lacan ? La préoccupation de Lacan est celle qui habite son enseignement du début jusqu'à la fin, c'est de se demander, Qu'est-ce que la psychanalyse et comment la psychanalyse opère ? Et dans ce sens, au cours de ce Séminaire XIX, Lacan se {?} amener comme Jacques-Alain Miller l'a mis en clair pour nous – parce que je me suis cassé la tête pendant des années sur la distinction dans l'enseignement de Lacan du registre de l'être et de l'existence, et grâce à cette mise en ordre, à cette élucidation formidable qui nous a été proposée par Jacques-Alain Miller l'année dernière, ça se dégage d'une façon absolument limpide, et on peut suivre les coordonnées de ce mouvement avec beaucoup de sens, comme si Jacques-Alain Miller avait tracé des jardins à la française, dans cette question lacanienne concernant l'être et l'existence.

 

Donc la question, Comment la psychanalyse opère ? Alors, elle opère par la parole, bien entendu. Mais de quel ordre va être l'opération analytique, qui se tient toujours dans le registre de la parole, pour avoir une incidence sur un registre qui échappe aux sens, et qui est celui de la jouissance du symptôme.

 

Comme nous le savons Freud avait dans un premier mouvement de sa découverte, fait la découverte prodigieuse du sens du symptôme. Et par ce biais le sens du symptôme pouvait donc se déchiffrer comme étant une formation de l'inconscient, comme les rêves, les lapsus, les actes manqués, les mots d'esprit.

 

Or, il n'y a pas que cette dimension-là au niveau du symptôme. Freud trouve qu'il y a la dimension de ce qui se répète, au niveau de la jouissance, et il y a une dimension qui ne se laisse … souffrance du symptôme, qui n'est rien d'autre qu'une satisfaction substitutive pulsionnelle, qui fait obstacle à la guérison, qui fait obstacle au déchiffrage. Et même si ça se déchiffre il y a toujours un reste. C'est pourquoi Freud pense que, à cause de ce reste symptomatique, peut-être qu'une analyse doit être recommencée à plusieurs reprises, selon des cycles de cinq ans.

 

Alors la question est précisément celle-là parce, au fond, l'être, l'être fugitif de formation de l'inconscient c'est un être de langage. Mais il y a dans ces êtres de langage quelque chose qui est de l'ordre d'un effet de vérité, qui s'interprète et qui s'efface. Par contre le corps du symptôme n'a rien de fugitif, il y a quand même quelque chose d'une certaine permanence, et cette permanence relève de la jouissance.

 

Alors je vous renvoie au texte de Jacques-Alain Miller, « Lire un symptôme », publié dans le numéro de Quarto, numéro 26, qui est absolument limpide là-dessus.

 

Alors, ce pour quoi Lacan se voit amené à distinguer, au niveau du langage, le registre de l'être de celui de l'existence. Parce qu'au fond dès qu'on parle on fait venir à l'être des entités qui n'existent pas forcément. Donc, ce qui veut dire {?} du langage, c'est précisément quelque chose qui est de l'ordre de l'ontologie.

 

Mais Lacan va s'inspirer des Grecs, qui se sont aperçus précisément que l'être se couple dans sa dialectique au non-être, et que ça ne nous assure pas du tout de quelque chose de l'ordre de l'existence, c'est pourquoi ils vont chercher au-delà de l'être une dimension qui est celle de l'existence, de l'ek-sistence, ce pourquoi Lacan va s'orienter Plotin, qui fait une lecture du Parménide de Platon, pour isoler ce registre de l'ek-sistence. Et à partir de là, Lacan peut poser que dans le langage, ou le registre du langage, ou : ce qui est dit, la parole, ce qui fait discours, nécessite quand même de se référer à ce qui ek-siste à la parole, et dans ce sens il isole dans le registre de l'existence le réel du signifiant Un, en énonçant Il y a de l'Un.

 

Alors l'Un ici, c'est le signifiant Un tout seul. Qui ne fait pas chaîne signifiante avec l'autre. Et l'Un ici ce n'est pas le signifiant rhétorique parce que le signifiant rhétorique c'est ce lui de l'instance de la lettre qui va se substituer avec un autre signifiant pour produire la métaphore, qui va s'articuler en ordre signifiant pour produire l'effet de sens au niveau de la métonymie. Ici on est plutôt, pas dans le registre du signifiant rhétorique, mais dans le registre du signifiant mathématique au sens d'un signifiant qui n'est pas producteur du sens, parce qu'il est tout seul – pour qu'il y ait du sens, il faut qu'il y ait au moins deux signifiants.

 

Donc à partir de cet Un, c'est l'Un à partir duquel on peut penser la marque, une marque originelle, une marque originelle du signifiant sur le corps. Mais pour que cette marque puisse avoir des conséquences productrices des effets de langage, il y a une nécessité à ce que cette marque soit effacée, pour qu'apparaissent à cette place son inexistence. Et c'est précisément sur ce principe que Frege a théorisé la logique de l'engendrement de la suite naturelle des nombres. Je vous rappelle comment Jacques-Alain Miller a présenté ça l'année dernière, d'une façon très simple, {Esthela Solano écrit au tableau}

 

Nous avons l'Un, marque originelle {originaire?}, ensuite cet Un qui est effacé, l'effacement de cette trace fait apparaître quelque chose qui est de l'ordre d'un ensemble vide, et c'est justement dans une équivoque entre l'émergence de l'ensemble vide c'est-à-dire un ensemble qui ne comporte aucun élément, et le chiffre 0, c'est dans cette équivoque, d'après Lacan - vous pouvez lire ça dans le compte-rendu que Lacan fait du Séminaire ...Ou pire, dans les Autres écrits -, c'est donc cette équivoque entre l'ensemble vide et le zéro, qui compte comme étant un, parce que là on voit bien, l'ensemble vide ne subsume aucune objet, mais au moins c'est un, un ensemble {?}, ce pourquoi ça va compter +1, et donc cette inexistence qui se répercute comme étant le comptage d'un +1, engendre le passage de 1 à 2, de 2 à 3, etc., et cela engendre l'Un numérique. Donc là on voit bien la différence entre l'Un de la marque originelle {originaire?}, le Il y a de l'Un qui est dans le langage, et ensuite la succession numérique, le Un numérique qui comporte l'effacement de cette trace, pour que l'inexistence compte comme étant de l'ordre de l'Un.

 

Bon.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Quelle différence entre... non, après je te poserai la question, vas-y, continue.

 

Esthela Solano. Mais c'est du même ordre, c'est-à-dire que la suite des nombres engendre à partir de cet Un originel, mais aussi n'importe quel dit provient de cet Un qui est ce que Lacan appelle l'Un-dire. Et donc c'est un dire et c'est lui qui engendre la suite de n'importe quel énoncé dans la mesure où cette inexistence s'inscrit au lieu de l'Autre. Et cet Autre, c'est l'Autre que Lacan écrit dans le Séminaire, là encore, comme étant l'un en moins. Qu'est-ce que ça veut dire, l'un en moins ? Ça veut dire l'Un qui a été inscrit, et par suite effacé. Ce qui permet la symbolisation de l'absence. C'est l'opération basique de l'ouverture à l'être du langage. N'importe quel parlêtre, pas n'importe quel parlêtre, il y a des vivants qui n'arrivent pas à acquérir ce statut de parlêtre. Et on voit bien la difficulté qu'ils trouvent à ne pas pouvoir précisément faire ce pas qui comporte la subjectivation de l'inexistence, la subjectivation de l'absence.

 

Alors voilà pour … comment ça s'engendre, le Un numérique.

 

Alors, l'Un numérique, c'est celui dit Lacan dont procède la science … non, pas l'Un numérique, l'Un, l'Un de Il y a de l'Un, c'est-à-dire que elle implique la présence de l'Un dans le réel qu'elle manie. Parce que la science suppose qu'il y a de l'Un dans la nature et elle va extraire l'Un à partir des formules mathématiques. C'est pas à partir de la perception des phénomènes naturels que la science va extraire un savoir dans le réel, c'est à partir de l'application, de la formalisation de la vérité en allant extraire l'Un qui se trouve dans la nature. L'Un en tant que savoir dans le réel.

 

Mais pas-tout le savoir dans le réel ne se laisse déchiffrer et déchiffrer. Ça se fait par petits bouts. À petits pas. Petits pas qui marquent vraiment le tournant majeur au niveau de l'humanité. Et aussi il faut savoir que, elle avance, la science, mais en même temps, cela ne va pas sans produire des événements imprévus et qui comportent des catastrophes absolument formidables, incroyables. Les centrales nucléaires avec tous les progrès qu'on peut apporter mais en même temps qui devient de façon de plus en plus évidente une véritable menace qui à la longue pourrait comme dit Lacan faire disparaître la vermine humaine de la petite planète que nous habitons.

 

Donc Jacques-Alain Miller se demandait précisément si le savoir de la science ne serait pas animé au fond par la pulsion de mort.

 

Alors cet Un, cet Un, Il y a de l'Un, c'est l'Un qui fait événement de jouissance dans le corps. C'est l'impact de l'Un sur le corps qui fait émerger ce que Serge citait tout à l'heure, la phrase de Lacan du Séminaire L'envers de la psychanalyse, que j'ai trouvé absolument formidable, je ne la retrouve pas, je l'avais notée, quand tu disais que le trait …

 

Serge Cottet. … identique au trait unaire …

 

Esthela Solano. Le trait …

 

Serge Cottet. … au petit bâton, l'élément de l'écriture, d'un trait en tant qu'il commémore une irruption de jouissance dans le corps.

 

Esthela Solano. Voilà. C'est-à-dire que c'est le trait, cet Un qui dans la rencontre du corps fait trait de jouissance, et la répétition de l'Un commémore cette irruption de jouissance. Et en même temps, dans la répétition de l'Un il y a déjà une perte de jouissance parce que ça ne sera pas la jouissance originaire : elle se métabolisera déjà dans la répétition, elle se métabolisera dans la suite engendrée par la répétition de l'Un originaire. C'est comme ça que j'entends les choses.

 

Alors, oui, la science produit, par la manipulation du réel, à partir de la formalisation de la vérité et l'utilisation du signifiant mathématique, la science va extraire du réel de la nature un savoir, en même temps elle se couple à la technique pour produire des objets nouveaux. Freud s'étonnait déjà dans son Malaise dans la civilisation, de l'existence du téléphone, de la possibilité de prendre, disait-il, le train pour raccourcir les distances, de la possibilité de se servir du télégraphe – enfin, il parlait des gadgets de son époque, et il disait que grâce à ces progrès de la science les hommes étaient devenus semblables à des dieux, parce qu'ils pouvaient raccourcir les distances, le temps, avoir un autre rapport au temps, et tout cela, bon. C'est-à-dire que depuis le Malaise dans la civilisation de Freud jusqu'à nos jours, ça s'est quand même un petit peu accéléré, n'est-ce pas, à tout point de vue. Si on compare le télégraphe à internet, on voit bien le bouleversement majeu qui s'est produit dans notre rapport au temps, à l'espace, aux autres et au corps des autres. Je pense que le rapport au corps des autres n'est plus le même depuis … avant et après internet. Bon.

 

Ces gadgets, c'est quoi ? Ce sont des objets qui présentifient la voix et le regard notamment. Et dans ce sens, ce sont des objets qui sont des substituts pulsionnels. Et ce n'est pas pour rien que nous en devenons des addicts.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Des quoi ?

 

Esthela Solano. Il y a une addiction, on est des addicts, non ? Addicts ?

 

Serge Cottet. Absolument, oui.

 

Esthela Solano. Des addicts aux objets. Moi je n'ai pas internet un jour, deux jours, trois jours, je me sens comme un manchot. C'est vrai, c'est pour dire qu'il y a comme une partie du corps qui manque, parce qu'on suppose qu'il y a toujours des messages aux gens qu'on n'a pas reçus, pas répondus, qu'il y a des choses que l'on est pas à l'heure, des tas de choses, qui sont attenantes bien entendu au travail, en ce qui me concerne. Mais on a l'impression vraiment de rester en dehors de, en dehors de tout, du cours de … alors moi, je n'ai pas l'addiction du portable, jusqu' à présent je résiste, mais il paraît que quand on en a un, et surtout ceux qui sont extrêmement sophistiqués et absolument fascinants, il paraît qu'on ne peut plus vivre sans, on ne peut plus s'en passer. On a l'impression d'un manque fondamental.

 

Alors Lacan disait que grâce à ce support de la voix, les astronautes avaient pu quand même, malgré des petites épreuves difficiles qu'ils avaient traversées en se trouvant si loin de la maison, que grâce au support de la voix, parce qu'ils étaient branchés à l'alétosphère et aux ondes, et à la vois, et tout cela, qu'ils avaient pu quand même se sentir soutenus. Et que ça leur tenait le périnée – pour dire jusqu'à quel point c'est l'objet, le rapport à l'objet qui tient le corps. Et par exemple Lacan dit dans ce chapitre XI, « Les sillons de l'alétosphère » : oui, ils pouvaient dire des conneries telles que, Oui, tout ça va bien, ça va bien dans sa connexion avec la terre, mais je rigole beaucoup parce que quand j'entends des conversations de personnes qui marchent dans la rue : Oui, je suis là, au coin de la rue de Rennes et de la rue d'Assas : au fond, on se parle soi-même, pour être sûr qu'on est orienté, qu'on sait où on est {rires}.

 

Rose-Paule Vinciguerra. On parle tout seul.

 

Esthela Solano. On parle tout seul, en se donnant les coordonnées, la latitude …

 

Rose-Paule Vinciguerra. Serge, ton exposé …

 

Esthela Solano. Excuse-moi.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Après tu reviens, non …

 

Esthela Solano. Il y avait tellement de questions, je me suis laissée aller {rires dans la salle} dans un trop de réponses. Alors, bon, voilà, je passe la parole à Serge.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Oui mais tu reviens après, tu peux reprendre après dans la discussion, puisque, il y a des gens qui vont poser des questions.

 

Esthela Solano. Absolument, c'est toi la maîtresse des lieux, je m'en remettrai à ta décision.

 

Rose-Paule Vinciguerra. La maîtresse de maison. Non non, mais tu vas reparler, Esthela, je t'assure.

 

Esthela Solano. Elle me pose une tonne de questions et après elle me dit, C'est beaucoup trop ! {Rires dans l'assistance}

 

Rose-Paule Vinciguerra. Donc je vais poser quelques petites questions à Serge Cottet ensuite, on posera des questions à la salle {tout le monde rit}, et Esthela reprendra.

 

Esthela Solano. Oui, parce que j'ai pas dit l'essentiel. {rires} Je dirai après ça.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Bon. {se tournant vers Serge Cottet} Bon, eh bien je crois que je n'ai plus de questions à te poser maintenant. Je vais … poser quand même quelques questions. Alors, très rapidement, donc, répétition dans l'imaginaire, avec l'imago comme cause, deuxièmement répétition sur fond d'objet perdu, impossibles retrouvailles, on répète dans la chaîne signifiante, bon. Donc, là, je supprime ce que je voulais te poser comme question. Troisièmement, le moteur de la répétition n'est plus la symbolisation de l'absence mais le trauma, c'est, il me semble, ce que Lacan appelle la dustuchia, la mauvaise rencontre, il me semble, donc, qui se répète, un réel sans loi, et tu dis une phrase – tu vois, c'est pas beaucoup – tu parles d'évitement à ce moment-là et tu dis la répétition rate le réel, alors, est-ce que la répétition rate le réel ou est-ce qu'elle est elle-même le réel du ratage. Autre question évidemment c'est : transfert et répétition. Ça, c'est très, très important puisque, effectivement tu dis, ils ne sont pas déduits l'un de l'autre, et au fond tu le présentes à partir également de l'objet, évitement d'un côté, présentification de l'autre, alors peut-être que tu peux reprendre, au fond, cette question de la répétition qui se disjoint du transfert qui, lui, présentifie la réalité sexuelle de l'inconscient, ça, ça me paraît quand même un point, disons, qui importe à la clinique analytique, et au fond lorsque Lacan dit qu'on ne peut arriver à démêler l'ambiguïté de la réalité en cause dans le transfert qu'à partir de la fonction du réel dans la répétition, là je crois qu'il y a vraiment quelque chose qui est à reprendre, donc, l'objet a dans la répétition, dans le transfert, la tuchè dans la répétition et dans le transfert, on pourrait d'ailleurs poser la question de ce que, au fond, de la position traumatique du psychanalyste, il dit quelque part, Le psychanalyste est dans la même position que le parent traumatique mais, à la différence du parent traumatique, lui reproduit la névrose, alors que le parent traumatique, enfin, il fait ça innocemment. Je crois qu'il emploie ce mot. Bon.

 

Alors, deux dernières questions, tu as une formule à un moment donné, sur répétition et objet a, et tu dis que dans la passe, à partir du rapport du cartel dans lequel on était, je crois, Esthela, tu dis, On peut voir qu'à la place de l'objet perdu dont la pulsion fait le tour s'avoue un impératif de jouissance sous les espèces de l'objet a, de déchet, de l'objet qui choit, tu fais référence à un cas, que l'analyse de la situation oedipienne n'a pas guéri, et alors tu mets ça en relation... c'est une question théorique, peut-être, mais quand même ça m'intéresserait de savoir si tu as une idée là-dessus, tu mets ça en rapport avec le sinthome comme cycle de savoir et de jouissance impossible à traverser par l'ordre symbolique, dis-tu. Alors, au fond, le sinthome est-ce que c'est l'objet a comme réel ? Parce que l'idée que quelqu'un soit en position d'objet a comme réel, moi j'ai quand même l'idée que c'est … enfin c'est peut-être avant l'analyse ou pendant l'analyse, mais qu'une fois qu'on a traversé un certain nombre de choses, ça peut se … non pas se dissoudre mais ça peut se déplacer, et enfin il me semble que l'objet a c'est en rapport quand même avec l'Autre, avec le fantasme, et pas le sinthome. Enfin. C'est une question peut-être à laquelle tu répondras plus tard.

 

Alors dernière question, on rejoint ce que disait Esthela, c'est le symptôme comme addiction, je sais que tu as terminé ton texte là-dessus, alors, effectivement comme le disait Esthela il est à rapporter à un Un de jouissance, un Un non négativé, un Un qui commémore, c'est peut-être toi qui l'as dit, une irruption de jouissance inoubliable même si elle est contingente, et donc au fond la question porterait autour du sinthome comme réitération, à ce moment-là, réitération addictive, et non par répétition par addition de traces dans la chaîne symbolique, qui répète en additionnant, il me semble que, au fond, on pourrait faire le lien entre vos deux exposés, au fond, la répétition par addition qui compense ou qui répare la perte de l'objet, toujours déjà perdu, et puis l'addiction qui réitère, un, un, un, un.

 

Esthela Solano. {au tableau} Voilà, c'est ça. C'est pas, Je prends aujourd'hui ma dose et demain j'en prends deux, et je prends la troisième, je prends la quatrième, c'est toujours le même : c'est toujours le même Un.

 

Rose-Paule Vinciguerra. C'est toujours la même, et c'est pas la répétition, qui, au fond, tu as utilisé une très belle formule, au début, tu as dit, La répétition dans le symbolique, comme si l'inconscient fonctionnait à partir de traces et la répétition comme cherchant les traces de ce chemin impossible à retrouver. {se tournant vers Serge Cottet} C'est une très très belle phrase, ça.

 

Serge Cottet. Bon.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Tu dis ce que tu veux.

 

Serge Cottet. Vu le temps qui reste.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Mais il reste autant de temps que tu veux, c'est parce que j'aimerais que la salle pose des questions.

 

Serge Cottet. {…} longue dissertation à partir des questions que tu me poses. Je vais plutôt dire ce qui me reste aujourd'hui, ce qui s'est déposé dans ma mémoire épistémologique de ces lectures et de ce travail, ça répond à ta première question quand même. Ce ratage du réel nourrit … que le réel soit impossible à rejoindre par le signifiant, qu'il y ait une limite à la compréhension des malheurs réels, des rencontres impossibles, c'est le moteur même de la répétition, c'est le moteur même d'un usage du signifiant accumulé pour essayer de donner sens au réel, d'autant plus que ce réel est traumatique. Dans ce sens là il y a une certaine tyrannie de la symbolisation, enfin c'est l'expression qui m'est venue, que je peux expliciter, enfin, c'est un malheur réitéré, en quelque sorte. Il y a d'abord le trauma, et ensuite tout cet appareil signifiant pour essayer de l'annuler, mais la seule manière de l'annuler, c'est de le reproduire.

On a un modèle bien connu de cette opération douloureuse de la symbolisation, qui est le deuil, puisque au fond ça anticipe en 1917, enfin en 1916-17 chez Freud, la pulsion de mort, c'est-à-dire, après la mort d'un être cher, cet automatisme impératif qui consiste à passer en revue, et il dit un, l'un après l'autre, donc en additionnant tous les signifiants qui concernent l'objet, c'est-à-dire toutes les images qu'on a de lui, tous les souvenirs, tous les films possibles qui le concernent, et donc il n'y a que le langage, et les métaphores et les métonymies de l'objet qui permettent finalement de supporter son absence, de supporter ce réel.

Et puis au fond ça cède : il y a un épuisement de cette batterie signifiante qui permet un détachement de l'objet.

Mais dans l'optique où nous nous trouvons, qui met en question, enfin qui met en scène la pulsion, et notamment la pulsion sexuelle, on est confronté à des, à une impossibilité, à des drames que le signifiant, précisément ne peut pas colmater et qu'il est contraint finalement à ne rien pouvoir réparer du tout, et à se voir au meilleur des cas contraint à répéter les scènes même qui sont caractérisées par le fait qu'il a manqué un signifiant rendant compte de cet événement.

D'où, enfin, la marque que donne Lacan à ces événements dans le Séminaire II : insensé, douloureux, absurde, ce sont ceux-là même qui sont répétés puisqu'ils n'ont pas de sens. Et quand je parle de tyrannie du symbolique c'est aussi une tyrannie du sens qui est très moderne ; nous sommes dans une civilisation, puisque quand même c'est des exposés qui sont faits pour la question de l'ordre symbolique au XXIe siècle, où le trauma, la mort, sont des événements absolument impossibles à symboliser, il n'y a pas de sens à tout ça, et il faudrait donner sens.

L'expression donner du sens est absolument inflationniste aujourd'hui et à mon avis elle souligne cette prise du symbolique, qui doit faire lien, qui doit être hégémonique sur le réel, et en ce sens là on est à contre courant quand on souligne cette définition du réel qu'a développée Jacques-Alain Miller l'année précédente, comme un réel sans loi et c'est difficile à faire avaler, et de ce point de vue là la psychanalyse aura un effort à faire pour combattre le discours de la science, et se faire respecter en tant qu'adversaire du discours de la science.

 

Esthela Solano-Suarez. Ce que tu dis, Serge, m'évoque la fin de la conférence de Lacan « La troisième », quand il a {…} l'avenir de la psychanalyse dépendra du symptôme. Dans la mesure où l'entreprise de production de sens est à l'oeuvre, il la mettait du côté de la religion, il se dit, Si on arrive justement que le symptôme, le réel du symptôme, puisse passer du côté, soit recouvert par le sens, alors là, à ce moment-là l'avenir de la psychanalyse est compromis. Mais quand même il finit sur une note assez optimiste dans le sens où il dit que tous ces gadgets finalement, ce sont nos symptômes modernes, et que puisque il y a symptômatisation de ce rapport aux objets, la psychanalyse a encore quelque chose à faire parce que symptôme veut dire un réel qui se met de travers, qui empêche que ça tourne en rond. Excusez-moi, c'était une petite parenthèse par rapport à ce que tu venais de dire.

 

Serge Cottet. Bon dans la même veine, je me poserai la question, c'est moi qui me la pose mais ça répond quand même à la quatrième question, je reviendrai si j'ai le temps sur la deux et la trois {rires dans l'assistance}, sur la réitération addictive.

Alors, l'addiction dans un sens, enfin on va voir laquelle, ça peut permettre d'échapper à cette tyrannie de la symbolisation. Je pense à, enfin c'est une synthèse que je fais entre différents cas cliniques entendus dans la passe, de sujets qu'on peut dire tiraillés par le plus de jouir – sujets plutôt masculins -, par une compulsion sexuelle, un solde cynique de fin d'analyse, n'est-ce pas, ça fait partie quand même de la problématique de la fin d'analyse, ce solde cynique impossible, impossible à symboliser et qui va se présenter éventuellement sous une forme addictive, après que le sujet, un peu comme dans le rêve, pardon, comme dans le deuil, ait épuisé toutes les significations possibles, toutes les adhérences à son roman familial, aux échecs qu'il a pu connaître, comme dans le cas du sujet auquel je faisais allusion du cartel de Rose-Paule et d'Esthela, ce type qui accumulait les échecs avec les femmes. En fait, dans l'exemple auquel je pense, on a affaire à un sujet qui à un moment, au cours de sa cure, a cessé de donner sens, de vouloir significantiser sa compulsion. Car il la payait en symptômes. Au fond, il se l'autorisait à partir du moment où il accumulait les symptômes qui en étaient l'envers, disons que c'était une jouissance clandestine, et que ces symptômes étaient en quelques sorte infiltrés par cette jouissance-là, au titre lui-même de se cacher, de passer entre les gouttes, d'éviter d'avoir une position phallique. Et donc, plutôt que de mettre fin à cette compulsion en l'analysant, en lui donnant sens, en la mettant à plat après épuisement des signifiants auxquels {?} le fantasme était corrélé, eh bien on voit le sujet s'affranchir de toute recherche de signification, consentir à ce mode de jouissance mais complètement séparé, complètement séparé de sa symptomatologie – et même de sa vie : les symptômes disparaissent, les symptômes de honte, de modestie, d'inhibition etc., disparaissent, tandis que le nœud de jouissance continue sa partie tout seul. Et c'est là où il y a une réitération, je dirai, complètement coupée du fantasme.Alors bon, le sujet la maîtrise plus ou moins, lâche la bride de temps en temps et ça n'empiète absolument pas sur son existence.

Cela dit, pour revenir au thème général, là aussi nous sommes dans une civilisation qui pousse le reste cynique à l'échelon industriel, qui nourrit l'industrie du fantasme, qui pousse au jouir et qui pousse à la perversion dans les limites définies par le maître.

L'addiction au jeu... d'ailleurs, Freud avait commencé par là, son Dostoïevsky, pour mettre au point les rapports entre répétition et masochisme.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Bon, merci beaucoup Serge. Est-ce que, Esthela, tu veux finir de répondre ?

 

Esthela Solano. Oui, rapidement je voulais boucler mes réponses, en indiquant quel est l'intérêt donc de revenir sur le signifiant mathématique en psychanalyse, j'avais commencé ma réponse en indiquant que pour Lacan c'était une question qui se rapportait à : comment la psychanalyse opère sur le symptôme.

Alors, faire appel au signifiant mathématique en psychanalyse, ça veut dire quoi ? Ça veut dire faire appel à un signifiant qui est séparé des effets de signifié. Lacan le rappelle : de séparer ce que vous entendez, dit-il, au sens auditif du terme, avec ce que cela signifie parce que entre les deux il n'y a aucun rapport. Ce qui comporte justement de laisser de côté le signifiant rhétorique dans le versant de signification, et de prendre le signifiant sur le versant de la lettre. Ce qui comporte aussi une opération supplémentaire, c'est de faire passer la parole du côté de l'écriture, dans la mesure où ce qui se lit se lit à partir … ce qui se lit dans l'équivoque signifiante, une fois que vous isolez la signification, séparez la sonorité de la signification, l'équivoque signifiante fait appel à l'écriture, ça fait appel à l'orthographe, et donc ça fait passer la parole du côté de l'écrit, et l'opération de l'analyste du côté de la lecture. Et c'est par ce biais que Lacan se proposait et cela à partir du Séminaire XIX et notamment dans le Séminaire XX, de pouvoir cerner la lettre du symptôme comme relevant de l'Un de la jouissance hors sens. Bon, je voulais faire cette petite boucle, pour, précisément, faire le joint entre cette problématique de l'existence du réel de l'Un dans la science et dans la psychanalyse. L'intérêt pour la psychanalyse d'avoir isolé l'Un du langage.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Bon, moi j'aurais plein de questions à poser mais je vais donner la parole à la salle. {…}

 

Serge Cottet. Vous pouvez commenter, aussi.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Il faut parler fort parce que, ah bien oui avec ce micro-là on entendra, d'accord.

 

Victoria. J'étais intéressée au sujet piégé {?} dont Esthela nous parlait, tout à l'heure, {…} parce que vous parlez souvent des sujets contemporains comme de sujets déboussolés, désemparés, et je trouvais très intéressant comment vous introduisez ces aspects essentiels des sujets contemporains, et donc vous développez les conséquences majeures des effets de la science sur le sujet, c'est qu'il devient finalement un sujet pris au piège.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Voilà, première question, c'est une question, Victoria ?

 

Victoria. Oui, tout à fait. Donc effectivement ces sujets contemporains piégés {…}, prisonniers, ma question c'est : comment l'acte analytique peut aller à contre courant de ces systèmes de jouissance désubjectivants, finalement.

 

Esthela Solano. Oui, l'hypothèse de Lacan, c'était que, dans le Séminaire L'envers de la psychanalyse, toujours, au chapitre XI, c'est que notre rapport, qu'on a tous, c'est-à-dire à ces objets qui sont des substituts des objets pulsionnels, qui sont des objets qui se présentent à nous dans la vitrine comme dit Lacan, comme des objets causes du désir, ça cause le désir de les avoir, de les posséder, de les consommer, de les acheter, de les utiliser. Ce que cache aussi l'usage de ces objets symptomatiques c'est que, du coup, par les incidences du discours de la science dans la société contemporaine, le sujet est de plus en plus homologué à ces objets, à ces gadgets, et {…}, ce qui est dramatique aujourd'hui, ça se vit en ambiance d'angoisse dans l'univers du travail, n'est-ce pas, où, de plus en plus, ceux qui doivent vendre leur force de travail dans le marché du travail se trouvent de plus en plus unis à l'angoisse de : « A quand la poubelle ? » Et l'éphémère au niveau de la durée, que ce soit du contrat du travail, que ce soit {…} au niveau des relations amoureuses, c'est, ce cynisme contemporain, qu'évoquait Serge, le droit à la jouissance proclamé haut et fort, droit à la jouissance qui devient impératif de jouissance, ça comporte aussi le statut d'objet de l'autre, du sujet.

Alors ça c'était une question, et bon, mais il faut dire aussi qu'il y a un autre versant de cet objet, qui est le versant, que Lacan évoque aussi, le versant angoisse. Ce qui est voilé dans l'usage de l'objet, c'est que nous avons affaire à la voix et au regard. L'utilitaire, l'usager des objets est … n'a pas conscience qu'il est regardé par la télévision. Si jamais quelqu'un avait, bon, ça peut se produire comme phénomène psychotique n'est-ce pas, autrement on rêve devant la télévision, on se laisse hypnotiser, et on s'aperçoit pas que ça nous regarde ! {rire} Bon. Donc il y a une version d'angoisse qui peut apparaître dans certaines circonstances, et chose très importante, dans cette série d'objets Lacan met le psychanalyste à la place d'une lathouse. Pourquoi ? C'est pas parce qu'on est un objet produit de la science mais parce qu'on est un semblant d'objet cause du désir. On occupe pour l'analysant cette fonction de soutenir le désir à la place d'un semblant d'objet pulsionnel. Et là, dit Lacan, ça peut être une lathouse angoissante. La position de l'analyste est source d'angoisse chez l'analysant – cause du désir et source d'angoisse.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Oui enfin l'analyse, comme disait l'autre jour Philippe Lasagna aère, a, tiret, r, c'est-à-dire que ça met quand même de l'air dans cet accrochage forcené. Et le transfert justement ça dirige autrement, peut-être que Serge va reprendre la question sur transfert et répétition...

 

Ethela Solano. Oui c'est une lathouse qui est au service d'un autre discours, enfin l'analyste-lathouse est au service d'un discours qui n'est pas celui de la science ni celui du maître. Donc ça produit d'autres conséquences.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Je préfère l'analyste-sinthome à l'analyste-lathouse. Bon, qui avait des questions, encore, à poser, je crois Victoria et puis Pascale Fari ? {…} Alors, décidez-vous ! Pascale, tu veux poser une question ? Après Victoria reposera une deuxième question ?

 

Pascale Fari. {…} enfin qui me semble simpliste {…} sur la question du Un de jouissance. {…} dans la présentation qu'il avait faite pour {…}, c'était l'opposition entre l'Un et l'Autre. C'est-à-dire que le Un s'oppose à l'Autre en tant que ça nous bloque, ça m'avait semblé lumineux, c'est le Un comme ne voulant rien dire, non pas ce que vous faites valoir, le mode de jouissance purement autiste qui se répète sans que ça soit du signifiant qui ne veut rien dire à personne, et n'a aucune visée de vouloir vivre. Une jouissance autiste. Mais quand on dit, et c'est là que je n'ai pas les idées claires, quand on dit que c'est un S1 qui se répète, c'est une marque signifiante première, donc {…} c'est une hypothèse ? {…} avait développé cela, cela rejoint la question du refoulement originel, méthodologiquement, s'il y a un point qu'on n'arrive pas à reconstruire, alors Freud disait, Voilà, c'est un refoulement originel. Mais ça suppose que, notre conception, qu'on a, que c'est l'effet traumatique de la rencontre du langage sur le corps, ça se vérifie dans la clinique, mais quand on le {…}, c'est un Un qui, quand on le nomme comme un S1, c'est là que je ne suis plus {…}, c'est une nomination que l'on peut faire dans l'analyse, d'ailleurs {…} quand Esthela parlait d'effacement, ça m'évoquait ce qui maintenant, enfin que j'arrive à attraper comme cela dans Lituraterre, rature d'aucune trace qui soit d'avant. C'est-à-dire que c'est la rature qui produit la trace, c'est, il n'y avait pas un S1 là et puis tout d'un coup a été effacé, c'est la rature même qui produit la trace. {…}

 

Rose-Paule Vinciguerra. Quelle est ta question précisément ?

 

Pascale Fari. Comment concevoir, si on dit, d'un côté, c'est insymbolisable, c'est à jamais insymbolisable, qu'est-ce qu'on dit quand on dit : C'est un S1 qui se répète ? Si on dit, C'est un réel, insensé, hors sens, sans loi …

 

Serge Cottet. Sans S2.

 

Pascale Fari. Oui mais le faire consister comme S1 c'est déjà, voilà, c'est le fait de le faire consister comme S1 qui me laisse …

 

Rose-Paule Vinciguerra. Mais Serge t'a répondu, enfin Serge te répond mais il t'a répondu, au fond quand tu as épuisé tous les S2 qui s'y rattachent, à un moment donné, voilà, il reste un trou, et donc à cet égard il n'y a plus rien à faire.

 

Pascale Fari. D'accord, ça, on est d'accord. {rires} ça, il n'y a aucun doute là-dessus. La question c'est est-ce qu'on pense que c'est un S1 qui existe … {…} c'est une question mal faite et en même temps, est-ce qu'il y a un S1 qui se répète comme tel à l'identique mais qu'on n'arrive jamais à attraper, ou est-ce que de toutes manières il y a un insymbolisable qui n'est pas pris dans le signifiant et où on ne fait jamais que des tentatives de nominations successives comme {…} avait développé dans son texte {…}.

 

{…}

 

{Quelqu'un dans la salle}. Question subsidiaire mais pas sans rapport avec celle-là : la façon dont, Serge, tu as situé le petit a, {…} la question que Rose-Paule t'avait posée tout à l'heure, puisque tu situes quand même à un moment dans ton texte le réel implacable, impératif de jouissance qui se répète du côté de petit a.

 

Serge Cottet. Je pensais, je pensais à l'exemple du type qui jouit d'être laissé tomber. Je ne rattache pas cela, c'est l'expression qui me vient à ce moment-là mais ce n'est pas rattaché au symptôme à proprement parler.

 

. Parce que le petit a est plutôt du semblant, même s'il y a un bord qui touche au réel.

 

Serge Cottet. Oui, d'ailleurs dans le cas, je n'y étais pas mais j'ai lu le résumé, dans le cas de ce type c'était finalement toute la mise …

 

{…} {rires dans la salle}

 

Serge Cottet. … toute la jouissance masochiste qui était rapportée, corrélée à toute une mise en scène.

 

Esthela Solano. C'était apparemment dans ton cartel, ça a eu lieu il y a quelques années, {...}moi je ne garde aucun souvenir. Et comme je n'ai pas lu ce compte-rendu, je n'ai aucune idée du cas qui est évoqué par Serge.

 

{…}

 

Rose-Paule Vinciguerra. {à Serge Cottet} Non non mais c'est parce que tu as glissé à un certain moment d'objet a à sinthome, et là tu as rétabli au fond ce que tu voulais vraiment dire, l'autonomie des deux. Victoria, peut-être une dernière question ?

 

Victoria. {…} de l'indication de Lacan dans « La troisième », {…} l'avenir de la psychanalyse qui dépend {…}, ce réel, qui revient toujours à la même place, {…}. Ce n'est pas du tout de l'analyste que dépend l'avenir du réel, l'analyste lui, a pour mission de les contrer. {…}

 

Serge Cottet. Je pense que ça peut être commenté à partir d'une notion du réel plutôt déchaîné, que d'une notion du réel symbolisé, celui qui revient toujours à la même place, parce que si c'était le cas l'avenir du psychanalyste serait assuré. {rires dans la salle} En revanche le discours de la science qui s'appuie sur ce déchaînement, sur cette folie, ne garantit plus l'existence du psychanalyste, qui effectivement a pour mission de contrer.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Bon, ça sera sûrement le mot de la fin.

 

 

http://www.dailymotion.com/video/xntb8s_congres-amp-buenos-aires-2012-3eme-soiree-preparatoire-a-l-ecf-13122011-2-2_news

 

 

7 septembre 2012

Répétition et science contemporaine AMP 3/4

 

 

Troisième soirée préparatoire au congrès

 

Répétition et science contemporaine

 

Soirée organisée par Rose-Paule Vinciguerra, membre de l'ECF et de l'AMP

 

Avec Esthela Solano-Suarez, Membre de l'ECF et de l'AMP,

 

Serge Cottet, Membre de l'ECF et de l'AMP

 

 

Rose-Paule Vinciguerra. Bon, merci d'être venus pour cette troisième soirée de préparation au congrès de Buenos Aires qui aura lieu, je vous le rappelle, du 23 au 27 avril 2012, et donc, la dernière fois, nous avions invité Philippe La Sagna et Pierre-Gilles Guéguen autour des items qu'ils ont faites dans le Scilicet à paraître.

Alors ce soir, nous accueillons Esthela Solano et Serge Cottet. Esthela Solano a, dans Scilicet, produit un texte sur « l'alétosphère » – elle va vous expliquer ce que ça veut dire, mais enfin on se doute que ça a un rapport avec la science et la vérité. Serge Cottet a produit un texte sur la « répétition ». Alors ces deux textes, en apparence, ne sont pas tout à fait ajointés l'un à l'autre, comme ceux de la dernière fois sur « plus de jouir » et « fétichisme », mais vous allez voir, j'espère, que, tout de même, en un sens, vers la fin du moins ces deux textes se rejoignent, et en tout cas ils posent une question que j'ai manifesté dans le petit argument que j'ai fait pour annoncer cette soirée, et qui est : « Effets de l'Un ». Bon. Donc, je vous laisse découvrir le texte d'Esthela Solano, sur l'alétosphère.

 

Esthela Solano. Bonsoir. Nous sommes réunis donc ici pour cette soirée préparatoire pour le prochain congrès de l'AMP, qui se tiendra au mois d'avril {…} j'espère que vous aurez l'occasion de venir, et dans le contexte de préparation de ce congrès, une collègue de l'AMP prépare comme vous le savez toujours un volume qui a trait au sujet du Congrès. Et pour la préparation de ce volume nous sommes sollicités les uns et les autres, à écrire un petit texte, et nous ne choisissons pas le sujet, nous répondons à une demande, et à un sujet qui nous est proposé. Ce qui m'a été proposé, c'est l'alétosphère. Donc j'ai rédigé ce texte que je peux vous lire ce soir, au mois d'avril dernier. C'est pourquoi je commence comme ça :

 

Il y a juste cinquante ans, le 12 avril 1961, Iouri Gagarine fut lancé à bord d'un petit engin sphérique de plus de deux mètres de diamètre, le Vostok-1, lequel entra en orbite autour de notre planète à une vitesse de 28 000 km / h. Il fit deux fois le tour de la terre en une heure et demie. Ce fut un événement marquant. Les premiers pas accomplis par la science vers la conquête de l'espace – imaginez-vous un petit engin de deux mètres et demie de diamètre {…}. Cependant, nous pouvons avancer l'hypothèse d'après laquelle le Vostok-1 s'inscrit dans la suite des conséquences de l'astrolabe, Le Grec, qui a produit l'astrolabe, s'était déjà avancé vers la conquête de la voûte céleste. Nous suivons ici la proposition de Lacan selon laquelle la pensée scientifique trouve son point de départ dans l'observation des astres. C'est une proposition de Lacan que vous trouvez dans D'un discours qui ne serait pas du semblant, p. 15. Si l'homme a commencé à s'intéresser au ciel, à la voûte céleste, c'est parce qu'il a porté son intérêt aux semblants, au météores, et aux choses qui apparaissent et restent toujours dans la même position dans le ciel, ou bien qui reviennent toujours à la même place. Encore fallait-il que par le biais d'un artifice, que Lacan attribue à Descartes, soit remise à Dieu la garantie de la vérité, pour ne pouvoir s'occuper ensuite que de sa valeur formelle – je vous renvoie ici au chapitre XI du Séminaire L'envers de la psychanalyse, au chapitre qui a été intitulé par Jacques-Alain Miller « Les sillons de l'alétosphère ».

Donc, si on se décharge de la garantie de la vérité pour que Dieu s'en occupe, et on ne s'occupe que de sa valeur formelle, alors cela veut dire qu'on ne comprend {?} la vérité comme relevant de l'ordre du sens, mais on prend la vérité comme élément d'un jeu qui est de l'ordre d'une combinatoire logique – purement formelle. Dans la formalisation logique, la vérité peut être notée alors par le chiffre 1 et le faux par le chiffre 0. Et de ce fait, tous les deux, 1 et 0, deviennent deux valeurs.

La vérité comme valeur étant soumise à des règles et à des axiomes, est donc par là réduite à la fonction d'instrument du savoir. Dans ces conditions, une science peut se construire, en rupture avec le présupposé, dit Lacan, que depuis toujours a marqué l'idée de la connaissance {?}.

Introduisant la distorsion entre le signifiant rhétorique en tant qu'il produit des effets de sens, et le signifiant mathématique comme étant hors sens, Jacques-Alain Miller resserre l'usage de la logique chez Lacan comme relevant, je cite : « de l'usage du signifiant mathématique pour attraper quelque chose du langage. » Je vous envoie donc au cours de Jacques-Alain Miller, L'Orientation lacanienne, leçon du 9 mars 2011, inédit. Jacques-Alain Miller souligne que si le réel s'inscrit pour Lacan d'une impasse de la formalisation mathématique, celle-ci – la formalisation mathématique -, se fait au contraire du sens, au niveau où ça ne veut rien dire ; comme l'énonce Lacan dans le Séminaire XX, page 85.

Le réel de la science est un réel qui est quantifiable et mesurable du fait du nombre. Si le langage se noue au réel, c'est pour autant que dans le langage, dans le langage il y a du numérable. Comment faut-il entendre le numérable ? Le numérable est à entendre ici comme relevant de l'élément, c'est-à-dire du signifiant Un. Le signifiant pris comme Un, l'Un tout seul, comme Un originel, est celui dont procède la suite des nombres. Dans ce sens, dit Lacan, tous les noms de nombres répercutent le signifiant Un. Et c'est au titre de cette répercussion, au titre de répercuter l'un originel que Lacan peut dire que les nombres sont du réel.

 

Jacques-Alain Miller l'a montré, dans son cours du 16 mars 2011 que cet Un, cet Un de Il y a de l'Un, est celui dont procède la science, puisqu'elle implique sa puissance dans le réel qu'elle manie. La science revient, dit Lacan, de la montée au zénith de la manipulation du nombre comme tel, et cela depuis l'évolution de la mathématique grecque. La conséquence majeure de cette manipulation du nombre est de faire émerger une nouvelle articulation de savoir, à partir de cette pure vérité numérique. Ce savoir inédit vient à la place du maître, et de cette transformation du discours du maître provient le discours de la science.

Ce qui caractérise le discours de la science n'est pas, dit Lacan, le fait d'introduire une meilleure connaissance du monde, mais d'avoir fait surgir au monde des choses qui n'y existaient d'aucune façon au niveau de la perception. Ça c'est fondamental.

En effet Lacan va distinguer, c'est toujours dans le chapitre XI de L'envers de la psychanalyse, Lacan va distinguer ce qu'il appelle, à partir du mot latin sensus, c'est-à-dire les sens, pas au sens de ce qui fait sens, mais au sens de ce qui relève des cinq sens, le sensus, il le distingue de la perception.

Ainsi pour ce qu'il en est du sensus, au niveau de l'oreille et de l'oeil, il a été possible d'aboutir à une numération des vibrations. Ce jeu du nombre va jusqu'à produire, dit Lacan, des vibrations qui n'avaient rien à faire ni avec nos sens ni avec la perception. De ce fait, la science a peuplé notre prétendu monde de sa présence – faisant exister ce dont on n'a pas le moindre soupçon, par exemple, les ondes. Les ondes dites hertziennes, ou autres, ce sont des objets qui ne peuvent pas être appréhendés par aucune phénoménologie de la perception, car elles sont le pur produit de la science, au titre d'une vérité formalisée. Dans ce sens, Lacan qualifie l'opération de la science qui vient produire des objets qui échappent à la perception avec le néologisme operçoit. Operçoit en tant qu'opération sur ce qu'on ne perçoit pas.

Tandis que le lieu occupé par ces produits de la science qui entoure notre planète, ce lieu qui entoure notre planète nommé jusqu'alors du nom d'atmosphère, ou de stratosphère, Lacan va l'appeler : alétosphère – encore un néologisme de Lacan. Le mot alétosphère est composé par Lacan à partir du mot alèthèia, terme issu de la langue grecque dont Heidegger se sert pour qualifier la vérité. Vous pouvez donc lire cet ouvrage de Heidegger, De l'essence de la vérité, questions I et II, Gallimard, page 175 {?}. Donc ça, c'est pour la première partie du mot alétosphère, on retrouve alèthèia. D'autre part, sphère, c'est la dernière partie du mot alétosphère, provenant du latin sphera, qui veut dire sphère, globe, corps céleste, lui-même pris au grec sphaira, désignant tout corps rond, ballon, globe, terme utilisé aussi bien par la géométrie que par l'astronomie, comme on peut le dire dans le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.

Par l'opération de la science, l'alétosphère est peuplée des ondes. Mais l'alétosphère est devenue une véritable poubelle. Une déchetterie en apesanteur, flottant dans l'espace, et enrobant notre chère planète. Depuis plus de cinquante ans de conquête spatiale, de nombreux débris flottent dans l'espace – et cela atteint un niveau critique, au point que la NASA a comptabilisé 22 000 débris et estime à des millions le nombre de ceux qui sont trop petits pour être enregistrés. Alors on arrive à un point critique, parce que ça produit des collisions, àa produit des problèmes au niveau des satellites, au niveau de ceux qui font des voyages dans l'espace, mais aussi parce que de temps en temps, ça peut nous tomber sur la tête.

Ça peut nous tomber sur la tête au point que, au mois de septembre 2011, il y avait une véritable préoccupation autour du satellite URSS qui allait tomber sur la terre avec son poids de plus de cinq tonnes et demie. Il allait entrer dans l'atmosphère, et on ne savait pas trop bien à quelle place il allait … percuter la planète. On supposait que c'était en Amérique du nord, ou en Amérique du sud, et finalement il est tombé sans faire de mal à personne vraisemblablement dans l'océan.

Donc cette poubelle demande à être nettoyée. En 2007, la Chine avait encore accru le nombre de ces débris, puisqu'elle avait testé des missiles anti satellites qui avaient pulvérisé un satellite metéo en 150 000 morceaux. Or, faire le ménage de l'alétosphère, c'est extrêmement compliqué, parce que les Etats-Unis n'ont pas le droit, en vertu d'un droit international, de recueillir dans l'espace des objets appartenant à d'autres pays : chaque pays doit ramasser ses morceaux, ses ordures. Et donc la guerre froide est terminée mais la question de {…} des satellites reste sensible, posant des problèmes écologiques, politiques, technologiques aussi bien que légaux.

Un petit problème concernant l'alétosphère : de nos jours nous sommes nous branchés sur l'alétosphère, par l'intermédiaire d'une série d'appareils produits par la science, qui nous encombrent, mais qui nous encombrent, je dis peut-être, je parle en mon nom, mais dont nous ne pouvons pas nous passer. Le téléphone portable, les ordinateurs, la tablette, qui nous donnent accès à internet, au GPS, la télévision numérique et autres. Ils supposent tous la mise en action dans notre alétosphère de satellites artificiels. Et grâce à ces gadgets, à cette pluie d'objets que le savoir de la science a fait tomber du ciel, nous pouvons être en permanence connectés, aussi bien que à la merci de la voix et du regard. Encombrés et prisonniers que nous sommes de ces bouts de réel issus d'une formalisation de la vérité, la prolifération de ce nouveau type d'objets qui s'accomplit par le biais de la science nous prend au piège dans les rets d'un panopticon sophistiqué. Parce que comme tout le monde sait, ces petits gadgets permettent de nous localiser, d'avoir de plus en plus de renseignements sur chacun de nous, au point que le tout dernier gadget – je crois que c'est un portable dernier cri – on a découvert que {…} une petite puce où, grâce à cette puce, toutes les conversations, les messages, les opérations, les allers-retours, tout était absolument enregistré et pouvait être consulté par n'importe quel service des renseignements.

Donc, voilà l'envers des petits objets que la science nous a fait tomber du ciel et qu'elle nous a mis dans la poche.

Merci.

 

 

Applaudissements.

 

 

Rose-Paule Vinciguerra. La parole à Serge Cottet sur la répétition.

 

 

Serge Cottet. Alors la répétition, c'est un concept moins néologistique que le précédent puisque comme vous le savez c'est un topos de la doctrine, un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Je le présente ici, donc, à l'origine pour le volume Scilicet dans le même cas que Esthela Solano, donc je l'ai présenté sur un versant clinique et dans la tension qu'il présente par rapport à Freud et Lacan, sa réinterprétation par Lacan.

Classiquement dans la cure analytique selon Freud, l'analysant répète au lieu de se souvenir, et on répète parce qu'on refoule ou qu'on ne comprend pas, et ainsi, le passé ressurgit dans l'actualité même de la séance. Souvenez-vous de l'homme aux rats insultant Freud, dans l'oubli qu'il est de ses vociférations à l'endroit de son père, jeune enfant insultant son père après une réprimande.

C'est sous cette forme de mise en acte que le refoulé se manifeste à l'insu du sujet. Freud va plus loin, considérant que le sujet pendant le traitement répète tous ses symptômes. Lacan a d'abord souscrit à cette conception, on peut dire imaginaire de la répétition comme intrusion du passé, ombre du passé dans le présent, à propos de l'image indélébile de Dora, notamment, en train de suçotter son puce gauche, cependant que de la main droite elle tiraille l'image de son frère plus âgé qu'elle d'un an et demie, Lacan y voit – je cite – « la matrice imaginaire où sont venues se couler toutes les situations que Dora a développées dans sa vie, - véritable illustration pour la théorie, encore à venir chez Freud, des automatismes de répétition ». Voyez « Intervention sur le transfert », dans les Ecrits, page 221.

C'est plus tard que Lacan ajoutera une référence à Kierkegaard, pour détacher la répétition de ce modèle qui est celui de la copie, ou du retour, de l'image, et montrera qu'on ne répète pas à l'identique et que la répétition exige du nouveau, et voilà le parcours qu'il reste à faire.

Quelles que soient les modifications qui suivront dans l'élaboration de cette notion, c'est le caractère d'insistance, de persévérance, de nécessité qui caractérise le Zwang, le compulsif, comme dans Zwangneurose, névrose obsessionnelle que certains veulent traduire névrose de compulsion, et c'est le même mot qu'on trouve dans Wiederholungzwang, compulsion de répétition.

Les situations les plus diverses, où quelque chose se répète, aboutissent effectivement à la même issue, une issue fatale, ça se termine toujours mal, et c'est le destin que nous fait l'inconscient, car le sujet s'emploie à répéter surtout les événements pénibles. Comme l'ont montré les rêves traumatiques, la répétition fait objection au principe de plaisir, transgresse le principe de plaisir. C'est l'impossibilité des retrouvailles et l'insatisfaction même, qui se répètent. La répétition de la déception, comme la répétition du traumatisme, justifie à partir de 1920 le concept de pulsion de mort, produit par Freud dans « L'au-delà du principe de plaisir ». Et c'est sur fond d'objet perdu que s'activent les tentatives toujours manquées, aussi variées qu'elles soient, de retrouvailles. Cette différence même entre objet perdu et ses substituts est le moteur de la répétition. Comme si l'inconscient fonctionnait à partir de traces, et la répétition comme cherchant les traces de ce chemin impossible à retrouver.

En fait il y a deux acceptions du concept de Wiederholungzwang, de compulsion de répétition. L'une élaborée en 1914 à partir du transfert, de la répétition des symptômes dans le transfert, l'autre, comme je viens de le dire, plus paradoxale, en 1920, dans « L'au-delà du principe de plaisir ». Ces deux tendances sont l'une, restitutive, reproductrice de signes, et l'autre, cette tendance paradoxale, souligne Lacan, qui répète quelque chose de manière gratuite, sans bénéfice, sans gain de plaisir, et donc d'énigmatique, comme cette répétition du trauma.

Lacan faisait valoir cette différence devant ses élèves dans le Séminaire II sur Le moi, voyez les pages 85. Un peu plus tard, mais toujours dans cette perspective structuraliste, Lacan a traduit la compulsion de répétition en des termes qui relèvent de l'ordre symbolique, à savoir l'insistance de la chaîne signifiante. C'est l'annulation du réel traumatique, par le signifiant, qui produit la répétition. On ne peut plus considérer les permutations de places, les déplacements, comme de simples copies du refoulé. La répétition donc est assujettie à l'ordre symbolique, à son inertie. C'est là ses connexions avec la pulsion de mort, cette inertie au-delà du principe de plaisir.

Dans le Séminaire XI Lacan identifie encore, enfin à un moment en tout cas du séminaire, identifie encore le réel à l'ordre symbolique : ce qui revient toujours à la même place. Jacques-Alain Miller souligne que la répétition des mêmes signifiants en effet est la condition même du sujet de l'inconscient. Et dans un sens la répétition est de part en part symbolique, symbolisation de l'absence, et n'est concevable que comme déplacement des signifiants. Quant au lien de la répétition à l'objet perdu, il n'est pensable qu'à partir du binaire fondamental du signifiant. L'exemple bien connu du Fort/Da illustre cette annulation de l'objet naturel par le signifiant, qui annule ce qu'est l'objet et la satisfaction qu'il peut donner, en remplaçant cette satisfaction par la répétition signifiante, les deux signifiants Fort/Da.

En 1968, après la parution de l'ouvrage de Gilles Deleuze Différence et répétition, Lacan donnait une version hyperstructurale de l'objet perdu, un blanc, un manque, dans la chaîne signifiante, et ce qui en résulte d'objet errant dans la chaîne signifiée. Donc, définition qui insiste, puisqu'on est en 1968, mais qui en fait paraît en-deçà de l'élaboration des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse dans le Séminaire XI.

En effet, la réduction de la pulsion de mort à l'autonomie du symbolique, ne doit pas nous masquer un autre clivage du concept de répétition. Jacques-Alain Miller dégage un tout autre concept de la répétition, précisément dans le Séminaire XI. Désormais le moteur de la répétition n'est pas la symbolisation de l'absence, mais le réel du trauma, et c'est le sens de l'automaton et de la tuchè. Donc ce n'est plus le binaire répétition imaginaire si on veut et répétition symbolique, mais automaton et tuchè.

Alors là on voit que dans la clinique, n'est-ce pas, il y a des restes traumatiques, des rencontres douloureuses, qui se répètent certes à travers différents déguisements, c'est ça le nouveau, la création. Mais la répétition va toujours à la rencontre d'un réel qu'elle rate. Ce n'est pas le versant de la réparation, de la compensation à partir de l'objet perdu qui rencontre des conjonctures toujours renouvelées de répétition. Le ratage, c'est ce qui est cherché, qui est plutôt l'évitement d'un réel que l'insistance des mêmes signifiants pour compenser ou pour réparer ce réel. Elle se disjoint donc, dans sa structure, du transfert, qui, lui, présentifie plutôt l'objet comme réalité sexuelle de l'inconscient. C'est la définition de 1964.

En tout cas, il est impossible de déduire le transfert de la répétition et réciproquement, comme le fait Freud : ils ne sont pas déductibles l'une de l'autre. Le transfert n'est pas la répétition. Mais malgré tout, je suis la lecture que propose Jacques-Alain Miller des Quatre concepts, notamment dans son séminaire Silet, leçon du 15 mars 1995. Malgré tout, si l'on présente la répétition comme évitement, ratage, et le transfert comme présentification, rencontre, tuchè, il y a peut-être au-delà de cette disjonction une conjonction plus secrète, une conjonction plus secrète entre les deux, et c'est l'objet, l'objet a, qui nous oriente, puisque des deux concepts l'un fait valoir un ratage de la répétition, et l'autre au contraire le présentifie. Le Séminaire XI introduit donc une scansion par rapport à l'ordre symbolique, un peu sur le modèle de « L'au-delà du principe de plaisir » de Freud, qui émancipait la pulsion de mort du refoulement, pour la rattacher au trauma.

En effet, le ratage et sa jouissance nous oblige à penser un au-delà de l'ordre symbolique, un au-delà de la logique du signifiant. Miller l'a anticipé sur la suite puisque le Séminaire XI ne déploie pas le concept de jouissance, mais donne déjà l'idée d'un concept, d'un réel nouveau, non pas d'un réel qui revient toujours à la même place mais un bout de réel hors structure.

Donc la clinique démontre l'incidence du trauma comme réel impossible à symboliser : scènes sexuelles, deuils insurmontables, événements de corps, mais ratages caractéristique des conduites d'échec. Dans les années 1920, les symptômes de destinées fatales ont nourri le mythe de cette répétition comme « rencontre impossible », donnant du fil à retordre aux analystes, animés par le cliché de l'interprétation oedipienne. Ainsi, vous vous souvenez de la description que fait Freud du cas d'une femme, d'une femme malheureuse après trois mariages, et qui se retrouve veuve après chacun, à la suite de chacun de ces deuils, de ces morts. Il s'agit probablement d'Hélène Deutsch qui illustrera ce thème dans sa « Névrose hystérique de destinée » en 1930. Les coordonnées restent strictement oedipiennes, dans cet article, mais il perce dans dans ce cas une ouverture sur la jouissance sacrificielle destinée à soutenir l'impuissance du père. Et l'évitement de la rencontre avec le sexuel est bien plutôt le réel du fantasme oedipien.

Dans la passe, dans les témoignages de passe, nous avons des exemples de cet ordre qui sont signalés par exemple dans le rapport conclusif du cartel 2, celui auquel appartenait Esthela Solano, publié dans le numéro 75 de la Revue, de la Revue de la cause freudienne : un homme qui ne s'amourache que de femmes qui l'abandonnent, un autre qui répète le mariage malheureux de ses parents. Le symptôme n'étant pas levé par son déchiffrage oedipien, on a affaire à un sinthome défini comme cycle {signe ? Signe?}de savoir et de jouissance, impossible à traverser à partir de l'ordre symbolique. À la place de l'objet perdu donc qui serait le motif d'une annulation perpétuelle, s'avoue un impératif de jouissance, sous les espèces de cet objet a, voire de déchet, d'objet qui choit. Le réel dont il s'agit ne facilite pas les déplacements, ni les permutations, ni peut-être aucune traversée.

La répétition, pensée dans un premier temps à partir de l'ordre symbolique, se présente donc comme une tentative manquée de surmonter le non-sens de la rencontre. Elle dramatise, déguise, symbolise, ces vertus créatrices qui ont été soulignées par Deleuze et par toute une génération qui a pensé la répétition à partir de la différence, donc comme création, et non pas inertie, stagnation, toujours la même chose, ce n'est pas la répétition du même.

A cela s'oppose finalement une répétition du mode de jouir, solidaire d'un réel insensé, auquel nous sommes sensibles dans cette école. C'est sur ce point là qu'on fait la part de l'un de jouissance comme réitération d'un signifiant unaire, seul, finalement indépendant du trajet de la pulsion et sans autre dialectisable. La répétition, dit Lacan dans L'envers de la psychanalyse, n'est pas « quand c'est fini ça recommence », mais se définit d'un trait en tant qu'il commémore une éruption de jouissance, voyez la page 89 de L'envers de la psychanalyse. On recycle, on retrouve aussi de cette manière le concept de fixation – freudien -, mais il ne s'agit plus d'une fixation insignifiante ou un fantasme, mais d'un un numérique, ouvrant des séries infinies, cette réitération donne le substrat logique, ou encore topologique, comme la droite infinie, au concept aujourd'hui inflationniste d'addiction. Et le XXIème siècle ouvre sans doute un boulevard à toutes ces sortes d'addictions, notamment grâce aux objets de la science dont il a été question précédemment.

 

Applaudissements.

 

Rose-Paule Vinciguerra. Merci beaucoup, Serge. Donc je vais commencer par poser quelques petites questions à Esthela, tu nous parles de l'idée que, au fond, tout a commencé par l'observation des astres et ça me faisait penser à ce que Leonardo de {…} a publié récemment sur les semblants, les météores qui sont comme il le définit les arcs-en-ciel de la jouissance – en retournant une formule de Jacques-Alain Miller. Donc au fond, c'est vrai qu'avant la coupure galiléenne, au fond la pensée préscientifique essayait de penser la stratosphère comme tu l'as dit, avec des capitonnages, des signifiants qui étaient largement, tout de même, imaginaires. Donc là tu as bien noté que, avec la coupure épistémologique il y a eu un déplacement, que le discours de la science effectivement, tout ce que tu as développé dans la partie sur la perception, effectivement la coupure galiléenne c'est une coupure, c'est la constitution de la physique et ça ne s'opère qu'à partir des mathématiques. Galilée, avant d'être Galilée, avait essayé de concevoir notamment la chute des corps à partir de toute une série de physiques, il y a la physique d'Aristote, ensuite la physique de l'impetus, je ne vais pas développer cela, je vous renvoie au livre maintenant ancien mais magnifique d'Alexandre Koyré, Etudes galiléennes, et donc au fond, quand il formule la loi de la chute des corps {formule : e=1/2gt2 ?}, au fond il formule une loi qui essaie d'expérimenter mais en trouvant des calculs complètement faux d'expérimentation, il formule une loi qui n'existe pas dans la nature. La loi de la chute des corps, effectivement, pour l'expérimenter, il faut un tube à vide etc., puisque elle annonce que les corps tombent dans le vide avec une vitesse uniformément accélérée et, dans l'air justement il y a la résistance de l'air... Donc effectivement on ne voit pas, on peut cent mille fois jeter des boules du haut d'un gratte-ciel en observant jamais la loi de la chute des corps, je reprends cette exemple pour commenter ce qu'Esthela a développé autour de : la science se construit en totale rupture avec la perception, et donc elle construit finalement des lois qu'elle expérimente à travers des objets expérimentaux qui sont eux-mêmes des objets théoriques, bon.

Mais tu as dit : la science fait surgir des choses qui n'existent d'aucune façon. Voilà, je reprenais ça.

Donc deuxième point, j'en viens à mes questions, c'est que, effectivement, avec la science, il y a du savoir dans le réel, et donc l'émergence de la psychanalyse a été rendu possible parce que la psychanalyse a eu cette conviction que, aussi, l'inconscient c'était du savoir dans le réel, et qu'on allait pouvoir traiter le réel par le symbolique. Alors là tu poses, tu opposes là, très précisément, dans l'usage que Jacques-Alain Miller fait d'un certain nombre d'énoncés de Lacan, tu opposes le signifiant rhétorique, donc, dans la psychanalyse, qui est donc du côté du sens, n'est-ce pas, le signifiant rhétorique qui renvoie à la rhétorique de l'inconscient, à la métaphore et à la métonymie, et puis le signifiant mathématique hors-sens.

Alors je vais d'abord te poser des questions d'explicitations de formules de ton texte qui est très dense, et qui sont les suivantes. Tu dis : Jacques-Alain Miller resserre l'usage de la logique chez Lacan comme relevant de l'usage du signifiant mathématique pour attraper quelque chose du langage. Bon. Plus loin, tu dis : si le réel se noue au langage c'est pour autant que dans le réel il y a du numérable. Et enfin : Le numérable est à entendre ici comme relevant de l'élément, c'est-à-dire du signifiant un. Donc, est-ce que tu peux re-développer cette … voilà, ces énoncés sur le signifiant mathématique et le réel du langage. Bon, ça c'est un premier point.

Alors ma question va porter sur ce qui distingue au fond la psychanalyse de la science. Certes pour Lacan, on peut attraper la jouissance avec le signifiant mathématique, comme Lacan l'a fait dans La logique du fantasme, dans les formules de la sexuation, mais est-ce qu'au fond, là je te pose une question à laquelle tu cas sûrement savoir répondre : l'un du nombre ne met pas en jeu le corps, et donc, au fond quand Jacques-Alain Miller développe l'un d'une essence {?}, en particulier dans le cours qu'il a fait l'année dernière, au fond c'est l'un du signifiant un qui s'inscrit dans la jouissance du corps, dans la jouissance auto érotique du corps, ma question porte sur l'un du nombre et l'un de jouissance.

Bon. Alors pour en revenir précisément à ton exposé, donc tout à l'heure je disais que la science avait effectivement traité le réel par le symbolique et donc, repoussait toujours plus loin les limites du réel, mais tu montres dans ton exposé que le discours de la science a produit un nouveau réel, au fond, censé parasiter le symbolique ou maîtriser le symbolique. Tu fais référence, effectivement, à tous les objets que tu as énoncés aujourd'hui, tous les objets qui viennent perturber le corps, suppléer au corps, les déchets de poubelle dans l'espace, je dois dire que ça c'est particulièrement, enfin, on n'imagine pas que les poubelles sont au-dessus de nous... Donc la question que je voulais te poser c'est tout d'abord, c'est, au fond, tous ces objets, quelle … Est-ce qu'ils incident sur nos symptômes ? Et puis, quand tu parles aussi des objets, le téléphone etc., avec lesquels nous sommes en permanence connectés, au fond la question c'est, comment …

 

{Sonnerie d'un téléphone et rires dans la salle}

 

… c'est drôle ! Là c'est le réel qui vient vraiment perturber le symbolique ! Comment tous ces objets, gadgets etc., que tu appelles d'ailleurs des « bouts de réel issus de la formalisation », c'est assez joli parce que Serge emploie le mot « bout de réel hors structure », comment ils se connectent avec les corps vivants, notamment le regard, la voix, là, ce que tu disais des déchets qui circulent dans l'espace, je me disais, en t'écoutant, nous sommes sous le regard des déchets, nous sommes regardés par des déchets dont nous ne savons pas qu'ils nous regardent et … bon j'élucubre un peu, comme ça, tout ce qui me passe par la tête.

Donc lien avec les nouveaux symptômes, lien au fond de ces objets avec la pulsion dans les corps vivants : comment le regard, la voix, sont-ils attrapés par ces nouveaux objets ? Voilà, et puis alors évidemment, dernière question, qui est celle qui nous concerne, au fond … Voilà, lorsque l'analyste aujourd'hui, qu'est-ce qu'il a, comment est-ce qu'il peut faire lorsque justement, on est en présence du Y a d'l'Un ? - qu'a développé Jacques-Alain Miller.

 

Esthela Solano-Suarez. C'est difficile !

 

Rose-Paule Vinciguerra. Quatre questions ! Tu les a notées, mais si tu veux je les répète. Au fond, c'est ça : quelle place de l'analyste dans cette nouvelle configuration ? Est-ce que l'interprétation classique vaut encore ?

 

Fin de la partie 1 / 2

 

 

http://www.dailymotion.com/video/xno299_congres-amp-buenos-aires-2012-3eme-soiree-preparatoire-ecf-13122011-1-2_news

 

 

 

7 septembre 2012

Roland Barthes, "Je vois le langage"

 

J'ai une maladie: je vois le langage. Ce que je devrais simplement écouter, une drôle de pulsion, perverse en ce que le désir s'y trompe d'objet, me le révèle comme une "vision", analogue (toutes proportions gardées!) à celle que Scipion eut en songe des sphères musicales du monde. À la scène primitive, où j'écoute sans voir, succède une scène perverse, où j'imagine voir ce que j'écoute. L'écoute dérive en scopie: du langage, je me sens visionnaire et voyeur.

 

Selon une première vision, l'imaginaire est simple: c'est le discours de l'autre en tant que je le vois (je l'entoure de guillemets). Puis, je retourne la scopie sur moi: je vois mon langage en tant qu'il est vu: je le vois tout nu (sans guillemets): c'est le temps honteux, douloureux, de l'imaginaire. Une troisième vision se profile alors: celle des langages infiniment échelonnés, des parenthèses, jamais fermées: vision utopique en ce qu'elle suppose un lecteur mobile, pluriel, qui met et enlève les guillemets d'une façon preste: qui se met à écrire avec moi."

 

(rbrb oc iv 735)

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7 septembre 2012

Barthes, "Quel raisonnement?"

rb par rb (oc iv 725)

 

Quel raisonnement?

 

(...)

 

On peut appeler "poétique" (sans jugement de valeur) tout discours dans lequel le mot conduit l'idée: si vous aimez les mots au point d'y succomber, vous vous retirez de la loi au signifié, de l'écrivance. C'est à la lettre un discours onirique (notre rêve attrape les mots qui lui passent sous le nez et en fait une histoire). Mon corps lui-même (et pas seulement mes idées) peut se faire aux mots, être en quelque sorte créé par eux: ce jour, je découvre sur ma langue une plaque rouge qui fait figure d'excoriation – indolore, de plus, ce qui va, je crois, avec le cancer! Mais vu de près, ce signe n'est qu'une légère desquamation de la pellicule blanchâtre qui recouvre la langue. Je ne peux jure que tout ce petit scénario obsessionnel n'ait pas été monté pour user de ce mot rare, savoureux à force d'exactitude: une excoriation.

7 septembre 2012

Roland Barthes par Roland Barthes, "Les corps qui passent"

RB par RB "Les corps qui passent" (oc iv 715)

 

"Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar..." (PlT, 249, IV). Voilà donc ce que je faisais dans cette "boîte" de Tanger; j'y dormais un peu. Or la boîte, dans la petite sociologie des villes, est réputée lieu d'éveil et d'action (il s'agit de parler, de communiquer, de rencontrer, etc.); au contraire la boîte est ici un lieu de semi-absence. Cet espace n'est pas sans corps, ils sont même tout proches, et c'est ce qui est important; mais ces corps, anonymes, animés de faibles mouvements, me laissent dans un état d'oisiveté, d'irresponsabilité et de flottement: tout le monde est là, personne ne me demande rien, je gagne sur les deux tableaux: dans la boîte, le corps de l'autre ne se transforme jamais en "personne" (civile, psychologique, sociale, etc.): il me propose sa promenade, non son interlocution. Comme une drogue spécialement adaptée à mon organisation, la boîte peut alors devenir le lieu de travail de mes phrases: je ne rêve pas, je phrase: c'est le corps regardé, et non plus le corps écouté, qu prend une fonction phatique (de contact), maintenant, entre la production de mon langage et le désir flottant dont cette production se nourrit, un rapport d'éveil, non de message. La boîte est en somme un lieu neutre: c'est l'utopie du troisième terme, la dérive loin du couple : parler/se taire.

 

En train, j'ai des idées: on circule autour de moi, et les corps qui passent agissent comme des facilitants. En avion, c'est tout le contraire: je suis immobile, tassé, aveugle; mon corps, et partant mon intellect, sont morts: je n'ai à ma disposition que le passage du corps vernissé et absent de l'hôtesse, circulant comme une mère indifférente entre les berceaux d'une garderie."

7 septembre 2012

Barthes, "L'accommodation" (1975)

 

 

L'accommodation

 

Quand je lis, j'accommode: non seulement le cristallin de mes yeux, mais aussi celui de mon intellect, pour capter le bon niveau de signification (celui qui me convient). Une linguistique fine ne devrait plus s'occuper des "messages" (au diable les "messages"!), mais de ces accommodations, qui procèdent sans doute par niveaux et par seuils: chacun courbe son esprit, tel un oeil, pour saisir dans la masse du texte cette intelligibilité-là, dont il a besoin pour connaître, pour jouir, etc. En cela la lecture est un travail: il y a un muscle qui la courbe.

C'est seulement lorsqu'il voit à l'infini, que l'oeil normal n'a pas besoin d'accommoder. De même, si je pouvais lire un texte à l'infini, je n'aurais plus besoin de rien courber en moi. C'est ce qui se passe postulativement devant le texte dit d'avant-garde (n'essayez pas alors d'accommoder: vous ne percevrez rien.).

1975 RB par RB

(oc iv 708)

7 septembre 2012

Serge Cottet, "Lacan et l'a-Freud" (2011)

{Cet article a paru dans le numéro 79 de la Revue de la Cause freudienne, 2011, p. 136-140}

 

Lacan et l'a-Freud

Serge Cottet

 

Malentendu

 

Soit un dictionnaire des idées reçues sur Jacques Lacan, à l'article Freud on lirait : retour à...

 

Un retour qui emprunte à Freud même sa méthode : le déchiffrage signifiants des mots de Freud. C'est la lettre de Freud contre les syntagmes figés, les abâtardissements, les compromissions avec la psychologie, à quoi les postfreudiens ont conduit la doctrine. Pour réaliser ce nettoyage des écuries d'Augias, Lacan réhabilite principalement la première topique, la plus lacanienne, puisqu'elle se fonde sur un matériel de langage : rêves, lapsus, mots d'esprit, métaphores du symptôme. On sait que les élèves de Freud ont, au contraire, infléchi la psychanalyse dans le sens de la seconde topique, avec la promotion des concepts de moi, de stade, de régression, d'énergie, reléguant l'inconscient au passé de la psychanalyse. Freud serait-il lacanien sans le le savoir ? Il anticipe bien Saussure !

 

Il est en tout cas soluble dans la triplicité RSI ; on prend tout, on ne jette rien ou presque ; tout est réhabilité : son inconscient devient structuré comme un langage ; le ça, parle ; la suprématie du symbolique donne les pleins pouvoirs à l'interprétation. Un point d'arrêt pourtant : un reste indéchiffrable de la pulsion, irréductible au sens sexuel, prémisse du réel sans loi du dernier Lacan. Erreurs, préjugés, lapsus de Freud dont partie de l'invention elle-même, autant que la résistance à l'invention. S'il arrive à Lacan d'être infidèle à la doctrine, c'est un hommage rendu à la subversion qui en restaure le tranchant. Lacan ne pratique pas le culte du père mort comme à l'IPA.

 

Certes, les époques de l'enseignement de Lacan doivent être différenciées, relativement à cette transmission. On peut dire qu'avant le Séminaire L'angoisse, les lignes de fracture n'apparaissent guère. Les concepts essentiels de Freud sont toujours là et font les titres des neuf séminaires antérieurs, même si leur signification est déplacée ou rectifiée à la lumière d'un corpus philosophique (le transfert, les quatre concepts fondamentaux) et surtout, du structuralisme ; le roman familial du névrosé est réinterprété comme un mythe de Lévi-Strauss. C'est dans ce même contexte que Lacan bricole, pour la psychose, le concept de Verwerfung pour en extraire la forclusion du Nom-du-Père.

 

Si bien des choses sont boiteuses ou tordues dans l'oeuvre de Freud, dans la période des neuf premiers séminaires pourtant, les confusions du discours ont l'air de ne tenir qu'à des contingences extérieures à la psychanalyse. Notamment la langue allemande à laquelle Lacan n'adresse pas que des éloges, en particulier sur l'inconscient – l'Unbewusste, « drôle de mot ! », fait remarquer Jacques-Alain Miller dans « Télévision »1, un concept préfreudien – et sur le Wunsch, qui ne permet pas de distinguer demande et désir, ce qui justifiera plus tard les traductions loufoques des œuvres complètes aux PUF en désirance ou souhaité … Freud est aussi desservi par la science de son temps : l'énergétique habille mal la pensée.

 

L'effort de Lacan consistera, après dissolution des concepts, à leur substituer des signifiants nouveaux, à tordre la langue de Freud pour éviter les syntagmes figés, les hypostases de la subjectivité, l'objectivation des instances ; à créer des néologismes (le parlêtre) ; parfois en trouvant faveur d'une consonance identique de l'allemand ou de l'anglais au français : une bévue pour l'inconscient, une dérive (drive) pour la pulsion ; ou encore est-ce ? pour le es allemand tiré du côté du S. Les différentes traductions et commentaires de l'apophtegme célèbre Wo Es war, soll Ich werden donnent la mesure de ce que Lacan peut déplier comme programme de la psychanalyse à partir d'un énoncé jusque là réduit à la plus grande platitude.

 

Lacan produit sur Freud des effets de loupe : grossissements, zooms, déformations, jouant sur l'équivoque des signifiants de la langue de Freud – comme le trait unaire, finalement tiré du côté de l'Un, de la constance numérique en jeu dans la répétition. En témoigne aussi l'attention portée au vocabulaire topologique – dans « L'Esquisse »2, où les tresses anticipent les chaînes3. Freud lui-même, à la fin de son œuvre, procède d'ailleurs à cette mise à plat : « La psyché est étendue, n'en sait rien »4. Ce bricolage n'entame pas le désir de Freud considéré comme un x – le désir d'un seul vaut pour un commencement absolu. Les dernières lignes de « La direction de la cure ... » condensent en manière d'ode cette période : « Freud commençant d'écrire {…}, nous donnait la pointe ultime d'une œuvre aux dimensions de l'être, la solution de l'analyse “infinie”, quand sa mort y mit le mot Rien. »5

 

L'a-Freud

 

Il y a pourtant un Lacan beaucoup plus critique, exigeant une rectification de l'intuition freudienne fondamentale. La formalisation ne laisse pas le contenu à l'abri. Son déchiffrage aboutit, non seulement à un détournement de ses concepts, mais à une inversion de leur sens et produit comme une opposition à sa politique ; en un mot : un transfert négatif. Car il ne s'agit pas seulement de rectifier un discours éloigné du purisme du père fondateur ; on met aussi en évidence, dans le corpus conceptuel de Freud, des illusions, les semblants qui brouillent le réel de l'expérience. Ainsi, en 1964, date de la fondation de l'Ecole freudienne de Paris, Lacan procède à une désarticulation des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dont l'orientation principale consiste bel et bien à opposer inconscients freudien et lacanien.

 

Le lecteur ignorant de l'enseignement qui suivra ne remarque pas à quel point, dans Le Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse subissent une déformation du fait de l'introduction des signifiants propres à Lacan : le transfert comme sujet supposé savoir, l'objet a, le ratage de la pulsion comme moteur de la répétition et enfin, last but not least, l'inconscient inadéquat à toute ontologie : il fait trou.

 

Aristote détourné, Descartes renversé, congé donné à Hegel, Lacan développe une pratique conceptuelle ironique pour désaxer Freud, tout en cherchant à en extraire l'agalma. Car le problème n'est pas seulement le retour à la lettre de Freud, mais la question de savoir comment se passer de syntagmes qui encombrent sa trouvaille, en poussant la subversion jusqu'à l'impensé de Freud. De quels concepts devrait-on se passer pour parvenir à une formalisation de la psychanalyse ?6 Un Witz court : il s'agirait de réduire la psyché à la théorie des ensembles.

 

La réévaluation de l'OEdipe et de la fonction paternelle fait partie de ce programme. Les adversaires de la psychanalyse, qui la plupart du temps ignorent Lacan, ne saisissent pas le rôle que joue le signifiant du père dans l'inconscient, et font du complexe d'OEdipe le cœur de la psychanalyse. Cependant, Lacan a critiqué l'OEdipe freudien bien avant Deleuze, notamment dans son Séminaire L'envers de la psychanalyse, où il met en évidence des contradictions dans le texte de Freud, Totem et Tabou. On ne voit pas comment la mort du père générerait la culpabilité dans un monde sans Loi. Il faut donc, pour s'y retrouver, poser l'amour des fils pour le père. Totem et Tabou, c'est la névrose de Freud. Il y a de la religion dans la doctrine, qui reste à dévoiler. Freud a cru à un certain nombre de semblants qui, depuis, ont pris du plomb dans l'aile : le phallus, le père, la vérité, la science comme idéal.

 

D'où les problèmes soulevés par la connexion chez Freud de la réalité psychique et du Nom-du-Père, que Lacan cherchera à dissocier dans le Séminaire « R.S.I. ». Par exemple, se passer de la castration pour approfondir le concept de l'angoisse ; se passer du Nom-du-Père pour la réalité psychique ; s'en passer pour le surmoi en tant qu'impératif de jouissance. Les conséquences pour la clinique s'imposent ; il faudrait penser la structure du symptôme indépendamment du conflit ou du retour du refoulé ; le symptôme n'est pas de même substance qu'un déplacement d'énergie libidinale ; il n'est pas que conversion ou compromis, mais suppléance à un déficit de jouissance. Or, qui dit suppléance dit trou, béance. Mettre des trous à la place du manque. Au-delà du manque freudien et de la castration, Lacan découvre le réel comme impossible logique, et le trou : « J'ai trouvé le trou »7. Et la bonne question n'est pas l'interprétation, mais qu'est-ce qu'on met dans un trou ?

 

Plus tard, Lacan éloignera l'inconscient d'une matrice symbolique ou d'une chaîne signifiante pour le nommer Réel. En 1977, il renouvelle son affirmation : « L'inconscient donc n'est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça n'empêche pas que le champ, lui, soit freudien. »8 On désignera donc par « champ freudien » tout ce qui tient à la détermination de la jouissance par le langage. Lacan conservera tout au long de ses séminaires un intérêt marqué à cet égard pour la Vorstellungsrepräsentanz. Il y a du pulsionnel qui ne peut être représenté, une jouissance qui échappe aux cote mal taillées du symbolique. Telle est la structure commune du refoulement originaire, un faux trou ; le vrai trou est celui du symbolique lui-même en tant qu'inconsistant ; dira-t-on que Freud anticipe Lacan dans ses intuitions topologiques ? La béance du surmoi, le ratage de l'acte, les limites de l'interprétation tracent la voie à la série des impossibilités freudiennes : mais pas le réel.

 

C'est pourquoi Lacan tient à son invention : le réel que « ces choses que l'on appelle freudiennes »9 n'anticipent pas. Concernant l'imaginaire du phallus, le Séminaire « R.S.I. » met les choses au point : « Il y a chez Freud comme une prosternation devant cette jouissance phallique, dont son expérience lui découvre la fonction nodale, et autour de quoi se fonde cette sorte de réel auquel l'analyse a à faire. »10

 

L'autre exemple concerne la sexualité féminine. Lacan ne l'aborde pas à partir de la castration, mais par la logique. « La femme ne manque de rien », affirme-t-il dans le Séminaire sur l'angoisse11. Dix ans après, le Séminaire Encore est consacré à une élucidation en termes logiques d'une dissymétrie dans le rapport des hommes et des femmes à la jouissance. La folie de l'amour chez « la » femme relève de son inscription singulière dans les quanteurs de la sexuation. Freud est en effet animé par une logique du « pour tous », de l'universel. Longtemps, Lacan n'avait rien eu à redire à la dialectique phallocentrique, ni à l'imaginaire du phallus, comme en témoigne son grand article « La signification du phallus ». Dans le séminaire Encore, par contre, il y a rupture avec le freudisme. Aussi le concept de castration sera-t-il ici complètement disjoint de l'imaginaire anatomique. C'est le langage qui fait trou ; le véritable agent de la castration, c'est la langue.

 

Avec le Séminaire Le sinthome, en 1976, le comble se produit : il semble que plus rien ne ressemble à la psychanalyse, qu'elle soit celle de Freud ou du Lacan des Ecrits. En 1972, il y a L'envers de la psychanalyse ; en 1976, c'est l'envers de Freud. Ou plutôt, un point de vue joycien sur Freud ; c'est l'a-Freud12, parfois, « Freud l'affreud » qui donne tellement de fil à retordre13. Les syntagmes majeurs de la doctrine s'y trouvent subvertis. Selon Jacques-Alain Miller, l'Anti-OEdipe14 de Deleuze et Guattari est passé par là, et le Séminaire livre XXIII, c'est la psychanalyse vue par un schizophrène : le point de vue joycien sur les concepts de la psychanalyse subvertit aussi bien le Nom-du-Père que la forclusion, l'image du corps, la suprématie du signifiant – oui, et même la forclusion, Verwerfung de fait et non de droit. Reste le réel du corps comme substance jouissante.

 

Que devient « l'intolérable de la vérité freudienne »15 si l'on conteste la passion de Freud pour la vérité, et s'il « n'a fait que du sensé »16 ? Doit-on voir dans le réel insensé l'anti-Freud ? Au-delà de ce balayage qui emporte une bonne partie de l'héritage lacanien lui-même, que reste-t-il de Freud, dénudé, privé de ses semblants ?

 

Reste le réel de la clinique presque inchangé – inhibition, symptôme, angoisse – mais réinterprété à partir du refoulement originaire. L'interprétation topologique en fait un « “nœud dans le dicible” comparable au trou dans la pulsion »17. Pour finir, ce n'est pas la première topique qui sert de paradigme à l'interprétation de l'inconscient, mais – paradoxalement – la seconde : une « topique fantasmatique »18, qui n'est pas loin de faire du moi un trou. Aussi bien le non-reconnu, l'Unerkannt19 de La Science des rêves est-il étendu à tout le champ de la jouissance en impasse avec le savoir. Freud butait sur les « restes symptomatiques » de l'analyse interminable, l'inanalysable, l'incurable, l'impossible comme noms du réel. Lacan prend finalement son point de départ de ces apories.

 

Cette orientation, c'est donc plutôt l'Aufhebung de Freud ; car on voit aujourd'hui où mènent les non-dupes de Freud.

 

 

1Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.

2Cf. Freud S., « Esquisse d'une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 307-396.

3Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil 2005, p. 131.

4Freud S., « Résultats, idées, problèmes », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 288.

5Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 642.

6Cf. Lacan J., « Peut-être à Vincennes ... », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 313-315.

7Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 13 mai 1975, Ornicar ? n°5, hiver 1976, p. 57

8Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ? n°9, avril 1977, p. 10

9Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op.cit., p. 132.

10Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ? N°2, mars 1975, p. 102.

11Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 211.

12Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 120.

13Lacan J., « Clôture des Journées de l'EFP », 25 septembre 1977, Lettres de l'EFP, n°22.

14Cf. Deleuze G., Guattari F., L'Anti-OEdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, Ed. de Minuit, 1972.

15Lacan J., « L'étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 494.

16Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p.128.

17Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 239.

18Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, « R.S.I. », loc. cit.

19Cf. Zaloszyc A., « Lacan, lecteur de Freud. Quelques mots sur l'Unerkannt », dans ce numéro de La Cause freudienne.

7 septembre 2012

Jacques-Alain Miller, "Pseudo-Barthes", Cerisy 1977





« PSEUDO-BARTHES »



Jacques-Alain MILLER


1977



Arrivé d’hier soir, alors que ce petit colloque a déjà une histoire, que vos paroles accumulées vous font déjà un passé commun, je ne suis pas sûr que la sympathie que j’ai pour vous, l’affection que j’éprouve pour notre « Prétexte », me permettra de vous dire quelques mots avec à-propos. C’est une question : qu’est-ce que l’esprit d’à-propos ?

Ah ! Il n’y a pas seulement ces quelques jours que vous avez vécus ensemble, il y a cette pyramide de Colloques de Cerisy, colloques passés, colloques futurs, déjà programmés, dont nous accomplissons transitoirement l’essence, et qui se succèdent invariables et divers dans ces lieux où nous sommes, où nous ne sommes que des hôtes de passage, déjà invisiblement réduits à nos paroles enregistrées, demain publiées, en résorption constante dans la culture. Bouvard et Pécuchet sont parmi nous, à l’oeuvre.

Un petit bouillon de culture, permettez-moi de vous le dire, voilà ce que nous nous associons pour former ici. C’est que le signifiant est un parasite, et la culture une moisissure. On peut réussir bien des choses en jardinant les moisissures. Une rencontre heureuse peut faire de vous, si vous êtes Alexandre Fleming, un bienfaiteur de l’humanité, comme on dit.

Quand on s’exprime ici, donc, il est très sensible que c’est Cerisy qui parle par votre bouche. Et il me revient que Philostrate, dans sa Vie des Sophistes, rapporte de Gorgias que, se présentant au théâtre à Athènes, il eut l’audace de lancer au public « Proposez-moi ! », faisant connaître par là qu’il possédait un savoir total et pouvait se permettre de parler de n’importe quoi avec pertinence.

Cette anecdote donne bien des choses à penser. Et d’abord, que pour le sujet du tout-savoir, l’objet est certainement indifférent. Rien ne le pousse à penser sur ceci plutôt que sur cela, il faut que ça lui vienne d’ailleurs, des autres, s’il est solitaire il ne pense pas. Il ne pense qu’en public : il fait une démonstration de pensée, au sens de : tour de force, acrobatie. Il attrape au vol ce qu’on lui lance, il le manipule, il le fait valoir, et se fait applaudir. Sa grandeur, c’est qu’il tient que n’importe quoi peut être pensé, mérite d’être articulé.

Qu’est-ce que savoir, si c’est ainsi se produire en public, à la demande ? C’est lier n’importe quelle idée à n’importe quelle autre avec vraisemblance, c’est un exercices de bouts rimés. Ce savoir de saltimbanque n’a rien à voir avec la vérité ? Ou au contraire ? La vérité dont il s’agit n’a rien à voir avec le contraire du faux, c’est la vérité propre à cette rime générale.

Gorgias, maître de la parole improvisée, n’a pas à penser. Aristophane le nomme très bien : travailleur de la langue. Le tout-savoir se réduit au savoir-y-faire avec le discours, qui pense très bien tout seul. Et la vérité propre au discours est indifférente à la référence, est maîtresse de la référence.

Le tout-savoir exige une mise en scène, et la mise en scène l’à-propos. Mais y a-t-il un savoir de l’à-propos ?

S’il y a moment opportun, kairos, c’est que le temps n’est pas homogène, que tous les moments ne se valent pas : il y a le temps de la hâte et celui de l’ennui, l’urgence, le délai, l’occasion, la temporisation, il y a rythme, il y a des circonstances et des conjonctures différenciées et instables, qui présentent des nœuds et des points sensibles. Vladimir Jankélévitch a très bien parlé de tout cela.

Pour moi, j’ai craint le contretemps – dont il y a une valeur positive, qui est l’intempestif, mais si ça loupe, c’est la gaffe. Bah ! la gaffe, le pataquès, le lapsus, ne sont pas moins des trouvailles que le mot d’esprit.

Ce qui m’a retenu d’abord auprès de Roland Barthes, c’est son assurance tranquille de savoir parler de tout, avec à-propos, et systématiquement – du futile, du frivole, du trivial, de l’insignifiant, alors que nous en étions encore à douter de l’Idée de la crasse. C’était vers 1962, la première année de son séminaire des Hautes Etudes, et nous étions alors une petite vingtaine autour d’une sombre table ovale à nous bercer des promesses totalitaires et pacifiques de la sémiologie.

C’était un bonheur, certes, que de rencontrer chaque semaine quelqu’un qui démontrait, à propos de tout et de rien, que tout signifie, non pas que tout est clin d’oeil de l’Être, mais que tout fait système, s’articule, à qui rien d’humain n’est étranger, parce que l’humain à ses yeux était structuré comme un langage de Saussure. Il prenait au sérieux ce postulat, et le portait à ses conséquences dernières. Opération puissante, corrosive, de nature à faire vaciller l’être-dans-le-monde d’un étudiant de philosophie. D’où la fièvre dans laquelle je lus pour la première fois les Mythologies, inoubliable.

Je m’en veux de renverser ce paravent de l’allusion dont Barthes se réjouissait hier soir d’être abrité. Encore que ce n’est peut-être que par préjugé qu’on imagine le nom propre échapper à la dérive du langage … Mais soit : j’oublie Roland Barthes, et je parle seulement de « Roland Barthes », guillemets, mon Roland Barthes, un Barthes fictif qui ne compromet nullement celui qui m’écoute ç quelques pas de moi, et qu’après tout, je connais si peu, « personnellement ». J’annonce par conséquent que toute ressemblance avec une personne existante sera ici pure coïncidence. Il s’agit d’une image que je me suis faite, d’une sorte de personnage de Commedia dell’ Arte, que par commodité je baptise « Roland Barthes », plutôt que pantalon ou Monsieur Teste.

C’est pour moi le Grand Non-Dupe, non pas exactement un sophiste, mais bien un artificialiste absolu. Est-ce que je crois qu’il ne croit à rien ? Ce n’est pas ça. Je crois qu’il croit, plus fort que personne, que tout est discours, que tout n’est que métaphore et métonymie, qu’il n’y a nul langage primaire et qu’on s’exprime toujours à côté – à côté de ce qu’on dénoterait si on ne connotait pas. D’où cet affichage, dans son style, du mot juste. Cette justesse n’est que de contexte, puisqu’il est persuadé que la référence est intérieure au discours. Il ne décrit pas, il invente, et c’est un grand fabricant de mots que Roland Barthes, comme l’était Jérémy Bentham.

Il est surprenant qu’il ait un style alors qu’il change de code comme de chemise – il le voudrait du moins – au gré de la conjoncture. C’est un style continuellement assertif, qui accomplit incessamment sa fonction de création, puisque les choses ne tiennent qu’aux mots, c’est un style responsable – responsable, oui, de la création du monde – minutieux et prudent, contrôlant point par point sa propre consistance.

Est-ce que cela le distingue en propre ? Est-ce cela qui est le plus vraiment lui ? Voilà, je crois, jusqu’où il pousse sa croyance : il pense, il est sûr, qu’il n’y a que des façons-de-parler, des façons de faire avec le langage. Par prudence, par ruse, il paye souvent ses respects à une espèce de Chose-en-soi, mais il n’en croit rien : le secret qu’il détient, c’est qu’il n’y a pas de réel, qu’il n’y que du semblant. L’opération qui lui est propre est de révéler le semblant là où on croirait qu’il y a du réel. C’est le traitement auquel il soumet le Japon : il le rend fictif, il en vaporise la référence. Et qu’est-ce que le semblant, sinon le signifiant comme signifiant de rien ?

Quel monstre que mon Barthes ! Qui professe gentiment, mais sérieusement, jusqu’au bout, qu’il n’y a que des façons de parler, des manières de dire, d’écrire, de discourir, de jouer avec le signifiant. Nous habitons des façons de parler, nous mangeons des façons de parler, nous respirons des façons de parler, nous nous mouvons dans des façons de parler. Il dit d’ailleurs froidement, avec l’impavidité d’un Epiménide : « Je ne suis moi-même qu’une, ou plusieurs, façons de parler » et n’admet pour amis que ceux qui reconnaissent son peu-de-réalité. Parmi eux, il se fait appeler «Prétexte » …

Est-ce un immatérialiste ? Pas du tout, c’est quelqu’un qui ne trouve jamais rien qui soit brut, rien qui ne soit de la culture. La fiction de cette chair chère à Maurice Merleau-Ponty, qui ne fait qu’un avec son « Lebenswelt », lui est étrangère. Il est parfaitement structuraliste : il ne croit pas – c’est affaire de croyance en effet – à la connaissance.

Est-ce qu’il croit à ce qu’il dit ? Il y croit … entre autres. C’est là qu’il me faut avouer que mon Barthes est très amoral.

C’est un amoralité sereine, et, dirais-je, toute carnapienne, selon laquelle tout peut se dire, pourvu que ça tienne – Bien dire et laisser faire. Cela n’oblige pas à de grandes synthèses, mais au contraire à beaucoup de petits systèmes : un système par livre, un système par chapitre, par paragraphe, demain par phrase.

Cette amoralité ne repousse pas, mais exige une éthique. Elle est subversive sans doute, mais elle prescrit un libéralisme : s’il n’y a pas de réel, le dit de l’un vaut le dit de l’autre. Mon Barthes, je l’avoue, est amoral et démocrate à la fois : c’est là une modération, une sagesse, le mot n’est pas trop fort, que lui inspire le signifiant. Sans doute le signifiant est-il totalitaire, puisqu’il est systématique, mais il est libéral aussi bien, parce qu’il n’y en a pas qu’un, de système.

Oui, un sage. Un sage sans moralisme, car ne moralisent que ceux qui prétendent avoir charge de réel. Un sage peureux – autant que Hobbes, dont il se recommande, voyez l’exergue du « Plaisir du texte » – qui sait fragile, à la merci de la complaisance de l’autre, le semblant qui l’abrite – peureux, mais hardi, attirant les coups des réalistes, et les rendant sans rien ménager : c’est lui qu’on traitât d’imposteur vers 1966, et qui se fit alors, de la confrérie structuraliste, le champion. Il est foncièrement tolérant – la culture est une maison de tolérance – mais les intolérants lui sont intolérables. Il y a chez lui un mixte très spécial d’extrémisme et de prudence, une manière douce, mesurée, méthodique, et aussi implacable … ah ! je vois bien que ne m’en sors pas, que j’accumulerai les contraires si je me laissais aller, que je dois poser un qualificatif que je ne démente pas aussitôt. Dirais-je simplement qu’il est précis ? Ce mot peut faire entendre beaucoup de réserve, et beaucoup de cruauté. Précis, oui, et poli. C’est ainsi qu’il tient l’autre, en respect, dans tous les sens du terme.

Exquise politesse, dont nous avons témoignage ici même, prévenance, gentillesse – mais il veut surtout qu’on ne l’attrape pas … « Me prendre est se méprendre », voilà la devise de mon Roland Barthes, car qui est pris est démodé, et le démodé lui fait peur, lui est horreur … La mode est peut-être la seule valeur du Grand Non-Dupe : qu’est-ce qu’un semblant démodé? ce n’est plus rien. L’impératif de la mode – on sait que Roland Barthes ne le suit pas, plus souvent il le formule – veut dire qu’il faut plaire. L’éthique du semblant, l’éthique « japonaise », est une esthétique. Qu’est-ce qui pourrait bien faire le départ entre des manières de dire, lesquelles, au regard de la vérité, se valent toutes, sinon la sensibilité, l’agrément ? « Que nul n’entre ici s’il ne plaît », j’écrirai ça au fronton du paradis barthésien – c’est peut-être l’enfer. Un signifiant en vaut un autre ? Non pas, si l’un chatouille, tandis que l’autre ennuie.

Nous faisons tous, n’est-ce pas, la cour avec Bouvard et Pécuchet, et il faut courir droit devant – celui qui se retourne est changé en pierre ? Bouvard et Pécuchet, nos Gorgones, notre Méduse …

Plaire – non pas convaincre, ni vraiment démontrer – mais séduire, et se faire aimer. D’où je pressens que tous les livres de Roland Barthes, et non pas seulement son dernier, sont fragments de discours amoureux.

J’admire d’abord qu’il nous donne pour une évidence, qu’il prenne pour postulat que la « personne fondamentale » de ce discours est le je – le je et non le tu. L’amour sémiologue n’est pas seulement une façon-de-parler, mais une façon de se parler, de parler tout seul. Si l’amour est soliloque, c’est que l’autre reste l’Autre majuscule, tout-Autre, élusif, absent, essentiellement muet. Et je ? L’auteur le veut vide, non-psychique, support simple de l’énoncé, mais il n’en peut mais : Je désire, et souffre, et s’angoisse, et se travaille, et prend peu à peu la consistance d’une âme, patiente et pathétique âme. Il n’y a pas d’amour sans âme, l’amour cause l’âme, c’est ce que démontre ce livre. Et il démontre en même temps l’autonomie de l’amour par rapport à la sexualité, le peu-de-réalité dont celle-ci est affectée dans notre espèce. Le tour de force qui consiste à parler de l’Autre avec vraisemblance sans préciser son sexe, ne s’expliquerait pas sinon.

Je par contre pourrait-il être une femme ? C’est moins sûr : « c’est un amoureux qui parle », non une amoureuse. C’est le propre de l’homme de croire ainsi à l’âme, soit de mettre le sexe hors du coup. « Tant que l’âme âme l’âme, dit très bien Lacan, il n’y a pas de sexe dans l’affaire. L’élaboration dont elle résulte est hommosexuelle, cela est parfaitement visible dans l’histoire », voir « l’Ethique à Nicomaque ». L’organe qui se rappelle à lui n’y fait pas obstacle, il fonde au contraire la société des amis. Il n’y a de communauté que phallique – nul paternalisme à l’égard des femmes, que cela retranche franchement de « l’hommanité » – où elles ne rentrent qu’à se faire hystériques, ce qui veut dire faire l’homme. Le fétiche du phallus n’objecte nullement à ce qu’il n’y ait que du semblant : c’est le semblant par excellence, celui qui met « hors-sexe ». Aux autres reste le sexe, absolument.

« Nature langagière du sentiment amoureux », professe un Roland Barthes qui décidément se met à beaucoup ressembler à la fiction extrême que j’ai soutirée à sa personne. Et pourquoi le sentiment ferait-il toucher aucun réel ? On se résigne à ce que le signifiant glisse, joue, équivoque, à ce qu’il soit douteux, qu’il trompe, mais on voudrait qu’il en soit autrement des émotions, du corps, on s’imagine que le senti ne ment pas … la langue en sait plus long. Le corps ne prodigue aussi que des semblants, c’est spécialement vrai du corps amoureux que les « Fragments » montrent de part en part significantisé, hystérisé (voyez par exemple la figure intitulée « Eloge des larmes ») : ses mouvements les plus authentiques sont tout convention, et comportent un allocutaire. L’amour est un Japon – sauf que sur ses signes l’amoureux n’a point d’empire -, et c’est toute l’humaine nature qui est « langagière ».

Il est temps sans doute que je dise à quoi me sert mon Roland Barthes et ce pourquoi j’en ai forgé l’hyperbole : c’est mon Malin Génie à moi, renouvelé de Descartes, une sorte d’Attila débonnaire, après qui le réel peut-être ne repousse pas …

Le réel moderne n’est pas ce qui se voit et se touche par l’esprit ; nulle faculté ne lui est coordonnée ; ça se démontre, ça ne se montre pas ; ça se récolte des ravages du signifiant, ça ne s’obtient que par voie de conséquence, et donc de semblant. Ce doit être certain, et ce n’est pas évident. Produit-elle du réel, la diagonale de Cantor ? L’indénombrable ne fait pas l’unanimité, et qui peut se targuer de le connaître ? C’est seulement un savoir.

La diagonale de Freud, elle, procure la fonction phallique. Quoi ! Ce ne serait pas que du semblant ? A quel titre le procédé freudien ferait-il donc, aux yeux de mon Attila, exception ? C’est pour lui une convention ingénieuse, et qui fut nouvelle …

Que la psychanalyse soit une façon de parler, qui le niera ? C’est un artifice, que le souci de Freud fut de maintenir tel quel. Ce qu’il attrape est son effet – si bien qu’il n’y a pas, à vrai dire, de théorie de l’inconscient, mais seulement de la pratique de la psychanalyse. D’où l’hypothèse de Lacan, qui n’est pas une parmi d’autres, mais la seule raisonnable: qu’entre l’inconscient et le procédé analytique, il y a isomorphisme.

« Fort bien, c’est donc un jeu. Mais si déjà il ennuie… » – « Il passera comme passent les discours. Voyez pourtant comme les semblants de la religion traversent les siècles, et ce jeu de langage, la science qui, bien que de fraîche date, ne paraît pas près de finir, sans parler de l’hystérie… »

Trève de plaisanterie, qu’est-ce qu’un jeu ? L’aire de ni « en soi » ni « pour soi » où se déploie la « créativité » de Winnicott ne loge que jeux sans enjeu. A faire la mise, du signifiant ne suffit pas, il lui faut Autre chose sur quoi s’embobiner. C’est pourtant au même Winnicott qu’on doit l’observation de l’objet dit transitionnel, mais faute de le mettre, à l’instar de Lacan, en série avec les objets dits prégénitaux, il l’a laissé tomber – et ce, jusqu’à réduire jouir à faire joujou. Même si le jeu est jouissance, la jouissance n’est pas un jeu. Et la psychanalyse non plus, qui y touche comme au réel.

Le corps n’est pas tout âme, il ne résout pas sans reste dans le symbole qui l’idéalise en le mortifiant. « Fragments », oui, c’est le corps de l’être parlant qui est fragments – fragments du « discours amoureux », oui : c’est le discours qui est amoureux du vivant qui parle, il lui colle à la peau, il le pompe, le vide, le décompose et le morcelle. Le corps significantisé, la jouissance ne l’habite plus ; celld ‘avant, nul n’en a connaissance, on la rêve seulement ; celle d’après se promène dehors, hors-le-corps – et il n’y en a pas qu’une, et elles ne s’harmonisent pas, celle de l’Autre, sans preuve, asservissant celle de l’Un, phallique, qui ne s’en accommode pas bien.

Ah ! Trop d’ellipse, c’est qu’il me faudrait entrer dans la théorie lacanienne des jouissances et ça n’est pas le lieu.

Il peut suffire de célébrer ici la jouissance du signifiant, qui toute résiduelle qu’elle soit, se situe pourtant « au-delà du plaisir » du texte, cette courageuse jouissance du signifiant que Barthes renouvelle. Ce pourquoi je le nommerai pour finir : le Bien-disant.

J.-A. M.

Colloque de Cerisy 1977, « Roland Barthes: prétexte ».

IX. -PSEUDO-BARTHES

par Jacques-Alain MILLER

Arrivé d’hier soir, alors que ce petit colloque a déjà une histoire, que vos paroles accumulées vous font déjà un passé commun, je ne suis pas sûr que la sympathie que j’ai pour vous, l’affection que j’éprouve pour notre « Prétexte », me permettra de vous dire quelques mots avec à-propos. C’est une question : qu’est-ce que l’esprit d’à-propos ?

Ah ! Il n’y a pas seulement ces quelques jours que vous avez vécus ensemble, il y a cette pyramide de Colloques de Cerisy, colloques passés, colloques futurs, déjà programmés, dont nous accomplissons transitoirement l’essence, et qui se succèdent invariables et divers dans ces lieux où nous sommes, où nous ne sommes que des hôtes de passage, déjà invisiblement réduits à nos paroles enregistrées, demain publiées, en résorption constante dans la culture. Bouvard et Pécuchet sont parmi nous, à l’oeuvre.

Un petit bouillon de culture, permettez-moi de vous le dire, voilà ce que nous nous associons pour former ici. C’est que le signifiant est un parasite, et la culture une moisissure. On peut réussir bien des choses en jardinant les moisissures. Une rencontre heureuse peut faire de vous, si vous êtes Alexandre Fleming, un bienfaiteur de l’humanité, comme on dit.

Quand on s’exprime ici, donc, il est très sensible que c’est Cerisy qui parle par votre bouche. Et il me revient que Philostrate, dans sa Vie des Sophistes, rapporte de Gorgias que, se présentant au théâtre à Athènes, il eut l’audace de lancer au public « Proposez-moi ! », faisant connaître par là qu’il possédait un savoir total et pouvait se permettre de parler de n’importe quoi avec pertinence.

Cette anecdote donne bien des choses à penser. Et d’abord, que pour le sujet du tout-savoir, l’objet est certainement indifférent. Rien ne le pousse à penser sur ceci plutôt que sur cela, il faut que ça lui vienne d’ailleurs, des autres, s’il est solitaire il ne pense pas. Il ne pense qu’en public : il fait une démonstration de pensée, au sens de : tour de force, acrobatie. Il attrape au vol ce qu’on lui lance, il le manipule, il le fait valoir, et se fait applaudir. Sa grandeur, c’est qu’il tient que n’importe quoi peut être pensé, mérite d’être articulé.

Qu’est-ce que savoir, si c’est ainsi se produire en public, à la demande ? C’est lier n’importe quelle idée à n’importe quelle autre avec vraisemblance, c’est un exercices de bouts rimés. Ce savoir de saltimbanque n’a rien à voir avec la vérité ? Ou au contraire ? La vérité dont il s’agit n’a rien à voir avec le contraire du faux, c’est la vérité propre à cette rime générale.

Gorgias, maître de la parole improvisée, n’a pas à penser. Aristophane le nomme très bien : travailleur de la langue. Le tout-savoir se réduit au savoir-y-faire avec le discours, qui pense très bien tout seul. Et la vérité propre au discours est indifférente à la référence, est maîtresse de la référence.

Le tout-savoir exige une mise en scène, et la mise en scène l’à-propos. Mais y a-t-il un savoir de l’à-propos ?

S’il y a moment opportun, kairos, c’est que le temps n’est pas homogène, que tous les moments ne se valent pas : il y a le temps de la hâte et celui de l’ennui, l’urgence, le délai, l’occasion, la temporisation, il y a rythme, il y a des circonstances et des conjonctures différenciées et instables, qui présentent des nœuds et des points sensibles. Vladimir Jankélévitch a très bien parlé de tout cela.

Pour moi, j’ai craint le contretemps – dont il y a une valeur positive, qui est l’intempestif, mais si ça loupe, c’est la gaffe. Bah ! la gaffe, le pataquès, le lapsus, ne sont pas moins des trouvailles que le mot d’esprit.

Ce qui m’a retenu d’abord auprès de Roland Barthes, c’est son assurance tranquille de savoir parler de tout, avec à-propos, et systématiquement – du futile, du frivole, du trivial, de l’insignifiant, alors que nous en étions encore à douter de l’Idée de la crasse. C’était vers 1962, la première année de son séminaire des Hautes Etudes, et nous étions alors une petite vingtaine autour d’une sombre table ovale à nous bercer des promesses totalitaires et pacifiques de la sémiologie.

C’était un bonheur, certes, que de rencontrer chaque semaine quelqu’un qui démontrait, à propos de tout et de rien, que tout signifie, non pas que tout est clin d’oeil de l’Être, mais que tout fait système, s’articule, à qui rien d’humain n’est étranger, parce que l’humain à ses yeux était structuré comme un langage de Saussure. Il prenait au sérieux ce postulat, et le portait à ses conséquences dernières. Opération puissante, corrosive, de nature à faire vaciller l’être-dans-le-monde d’un étudiant de philosophie. D’où la fièvre dans laquelle je lus pour la première fois les Mythologies, inoubliable.

Je m’en veux de renverser ce paravent de l’allusion dont Barthes se réjouissait hier soir d’être abrité. Encore que ce n’est peut-être que par préjugé qu’on imagine le nom propre échapper à la dérive du langage … Mais soit : j’oublie Roland Barthes, et je parle seulement de « Roland Barthes », guillemets, mon Roland Barthes, un Barthes fictif qui ne compromet nullement celui qui m’écoute ç quelques pas de moi, et qu’après tout, je connais si peu, « personnellement ». J’annonce par conséquent que toute ressemblance avec une personne existante sera ici pure coïncidence. Il s’agit d’une image que je me suis faite, d’une sorte de personnage de Commedia dell’ Arte, que par commodité je baptise « Roland Barthes », plutôt que pantalon ou Monsieur Teste.

C’est pour moi le Grand Non-Dupe, non pas exactement un sophiste, mais bien un artificialiste absolu. Est-ce que je crois qu’il ne croit à rien ? Ce n’est pas ça. Je crois qu’il croit, plus fort que personne, que tout est discours, que tout n’est que métaphore et métonymie, qu’il n’y a nul langage primaire et qu’on s’exprime toujours à côté – à côté de ce qu’on dénoterait si on ne connotait pas. D’où cet affichage, dans son style, du mot juste. Cette justesse n’est que de contexte, puisqu’il est persuadé que la référence est intérieure au discours. Il ne décrit pas, il invente, et c’est un grand fabricant de mots que Roland Barthes, comme l’était Jérémy Bentham.

Il est surprenant qu’il ait un style alors qu’il change de code comme de chemise – il le voudrait du moins – au gré de la conjoncture. C’est un style continuellement assertif, qui accomplit incessamment sa fonction de création, puisque les choses ne tiennent qu’aux mots, c’est un style responsable – responsable, oui, de la création du monde – minutieux et prudent, contrôlant point par point sa propre consistance.

Est-ce que cela le distingue en propre ? Est-ce cela qui est le plus vraiment lui ? Voilà, je crois, jusqu’où il pousse sa croyance : il pense, il est sûr, qu’il n’y a que des façons-de-parler, des façons de faire avec le langage. Par prudence, par ruse, il paye souvent ses respects à une espèce de Chose-en-soi, mais il n’en croit rien : le secret qu’il détient, c’est qu’il n’y a pas de réel, qu’il n’y que du semblant. L’opération qui lui est propre est de révéler le semblant là où on croirait qu’il y a du réel. C’est le traitement auquel il soumet le Japon : il le rend fictif, il en vaporise la référence. Et qu’est-ce que le semblant, sinon le signifiant comme signifiant de rien ?

Quel monstre que mon Barthes ! Qui professe gentiment, mais sérieusement, jusqu’au bout, qu’il n’y a que des façons de parler, des manières de dire, d’écrire, de discourir, de jouer avec le signifiant. Nous habitons des façons de parler, nous mangeons des façons de parler, nous respirons des façons de parler, nous nous mouvons dans des façons de parler. Il dit d’ailleurs froidement, avec l’impavidité d’un Epiménide : « Je ne suis moi-même qu’une, ou plusieurs, façons de parler » et n’admet pour amis que ceux qui reconnaissent son peu-de-réalité. Parmi eux, il se fait appeler «Prétexte » …

Est-ce un immatérialiste ? Pas du tout, c’est quelqu’un qui ne trouve jamais rien qui soit brut, rien qui ne soit de la culture. La fiction de cette chair chère à Maurice Merleau-Ponty, qui ne fait qu’un avec son « Lebenswelt », lui est étrangère. Il est parfaitement structuraliste : il ne croit pas – c’est affaire de croyance en effet – à la connaissance.

Est-ce qu’il croit à ce qu’il dit ? Il y croit … entre autres. C’est là qu’il me faut avouer que mon Barthes est très amoral.

C’est un amoralité sereine, et, dirais-je, toute carnapienne, selon laquelle tout peut se dire, pourvu que ça tienne – Bien dire et laisser faire. Cela n’oblige pas à de grandes synthèses, mais au contraire à beaucoup de petits systèmes : un système par livre, un système par chapitre, par paragraphe, demain par phrase.

Cette amoralité ne repousse pas, mais exige une éthique. Elle est subversive sans doute, mais elle prescrit un libéralisme : s’il n’y a pas de réel, le dit de l’un vaut le dit de l’autre. Mon Barthes, je l’avoue, est amoral et démocrate à la fois : c’est là une modération, une sagesse, le mot n’est pas trop fort, que lui inspire le signifiant. Sans doute le signifiant est-il totalitaire, puisqu’il est systématique, mais il est libéral aussi bien, parce qu’il n’y en a pas qu’un, de système.

Oui, un sage. Un sage sans moralisme, car ne moralisent que ceux qui prétendent avoir charge de réel. Un sage peureux – autant que Hobbes, dont il se recommande, voyez l’exergue du « Plaisir du texte » – qui sait fragile, à la merci de la complaisance de l’autre, le semblant qui l’abrite – peureux, mais hardi, attirant les coups des réalistes, et les rendant sans rien ménager : c’est lui qu’on traitât d’imposteur vers 1966, et qui se fit alors, de la confrérie structuraliste, le champion. Il est foncièrement tolérant – la culture est une maison de tolérance – mais les intolérants lui sont intolérables. Il y a chez lui un mixte très spécial d’extrémisme et de prudence, une manière douce, mesurée, méthodique, et aussi implacable … ah ! je vois bien que ne m’en sors pas, que j’accumulerai les contraires si je me laissais aller, que je dois poser un qualificatif que je ne démente pas aussitôt. Dirais-je simplement qu’il est précis ? Ce mot peut faire entendre beaucoup de réserve, et beaucoup de cruauté. Précis, oui, et poli. C’est ainsi qu’il tient l’autre, en respect, dans tous les sens du terme.

Exquise politesse, dont nous avons témoignage ici même, prévenance, gentillesse – mais il veut surtout qu’on ne l’attrape pas … « Me prendre est se méprendre », voilà la devise de mon Roland Barthes, car qui est pris est démodé, et le démodé lui fait peur, lui est horreur … La mode est peut-être la seule valeur du Grand Non-Dupe : qu’est-ce qu’un semblant démodé? ce n’est plus rien. L’impératif de la mode – on sait que Roland Barthes ne le suit pas, plus souvent il le formule – veut dire qu’il faut plaire. L’éthique du semblant, l’éthique « japonaise », est une esthétique. Qu’est-ce qui pourrait bien faire le départ entre des manières de dire, lesquelles, au regard de la vérité, se valent toutes, sinon la sensibilité, l’agrément ? « Que nul n’entre ici s’il ne plaît », j’écrirai ça au fronton du paradis barthésien – c’est peut-être l’enfer. Un signifiant en vaut un autre ? Non pas, si l’un chatouille, tandis que l’autre ennuie.

Nous faisons tous, n’est-ce pas, la cour avec Bouvard et Pécuchet, et il faut courir droit devant – celui qui se retourne est changé en pierre ? Bouvard et Pécuchet, nos Gorgones, notre Méduse …

Plaire – non pas convaincre, ni vraiment démontrer – mais séduire, et se faire aimer. D’où je pressens que tous les livres de Roland Barthes, et non pas seulement son dernier, sont fragments de discours amoureux.

J’admire d’abord qu’il nous donne pour une évidence, qu’il prenne pour postulat que la « personne fondamentale » de ce discours est le je – le je et non le tu. L’amour sémiologue n’est pas seulement une façon-de-parler, mais une façon de se parler, de parler tout seul. Si l’amour est soliloque, c’est que l’autre reste l’Autre majuscule, tout-Autre, élusif, absent, essentiellement muet. Et je ? L’auteur le veut vide, non-psychique, support simple de l’énoncé, mais il n’en peut mais : Je désire, et souffre, et s’angoisse, et se travaille, et prend peu à peu la consistance d’une âme, patiente et pathétique âme. Il n’y a pas d’amour sans âme, l’amour cause l’âme, c’est ce que démontre ce livre. Et il démontre en même temps l’autonomie de l’amour par rapport à la sexualité, le peu-de-réalité dont celle-ci est affectée dans notre espèce. Le tour de force qui consiste à parler de l’Autre avec vraisemblance sans préciser son sexe, ne s’expliquerait pas sinon.

Je par contre pourrait-il être une femme ? C’est moins sûr : « c’est un amoureux qui parle », non une amoureuse. C’est le propre de l’homme de croire ainsi à l’âme, soit de mettre le sexe hors du coup. « Tant que l’âme âme l’âme, dit très bien Lacan, il n’y a pas de sexe dans l’affaire. L’élaboration dont elle résulte est hommosexuelle, cela est parfaitement visible dans l’histoire », voir « l’Ethique à Nicomaque ». L’organe qui se rappelle à lui n’y fait pas obstacle, il fonde au contraire la société des amis. Il n’y a de communauté que phallique – nul paternalisme à l’égard des femmes, que cela retranche franchement de « l’hommanité » – où elles ne rentrent qu’à se faire hystériques, ce qui veut dire faire l’homme. Le fétiche du phallus n’objecte nullement à ce qu’il n’y ait que du semblant : c’est le semblant par excellence, celui qui met « hors-sexe ». Aux autres reste le sexe, absolument.

« Nature langagière du sentiment amoureux », professe un Roland Barthes qui décidément se met à beaucoup ressembler à la fiction extrême que j’ai soutirée à sa personne. Et pourquoi le sentiment ferait-il toucher aucun réel ? On se résigne à ce que le signifiant glisse, joue, équivoque, à ce qu’il soit douteux, qu’il trompe, mais on voudrait qu’il en soit autrement des émotions, du corps, on s’imagine que le senti ne ment pas … la langue en sait plus long. Le corps ne prodigue aussi que des semblants, c’est spécialement vrai du corps amoureux que les « Fragments » montrent de part en part significantisé, hystérisé (voyez par exemple la figure intitulée « Eloge des larmes ») : ses mouvements les plus authentiques sont tout convention, et comportent un allocutaire. L’amour est un Japon – sauf que sur ses signes l’amoureux n’a point d’empire -, et c’est toute l’humaine nature qui est « langagière ».

Il est temps sans doute que je dise à quoi me sert mon Roland Barthes et ce pourquoi j’en ai forgé l’hyperbole : c’est mon Malin Génie à moi, renouvelé de Descartes, une sorte d’Attila débonnaire, après qui le réel peut-être ne repousse pas …

Le réel moderne n’est pas ce qui se voit et se touche par l’esprit ; nulle faculté ne lui est coordonnée ; ça se démontre, ça ne se montre pas ; ça se récolte des ravages du signifiant, ça ne s’obtient que par voie de conséquence, et donc de semblant. Ce doit être certain, et ce n’est pas évident. Produit-elle du réel, la diagonale de Cantor ? L’indénombrable ne fait pas l’unanimité, et qui peut se targuer de le connaître ? C’est seulement un savoir.

La diagonale de Freud, elle, procure la fonction phallique. Quoi ! Ce ne serait pas que du semblant ? A quel titre le procédé freudien ferait-il donc, aux yeux de mon Attila, exception ? C’est pour lui une convention ingénieuse, et qui fut nouvelle …

Que la psychanalyse soit une façon de parler, qui le niera ? C’est un artifice, que le souci de Freud fut de maintenir tel quel. Ce qu’il attrape est son effet – si bien qu’il n’y a pas, à vrai dire, de théorie de l’inconscient, mais seulement de la pratique de la psychanalyse. D’où l’hypothèse de Lacan, qui n’est pas une parmi d’autres, mais la seule raisonnable: qu’entre l’inconscient et le procédé analytique, il y a isomorphisme.

« Fort bien, c’est donc un jeu. Mais si déjà il ennuie… » – « Il passera comme passent les discours. Voyez pourtant comme les semblants de la religion traversent les siècles, et ce jeu de langage, la science qui, bien que de fraîche date, ne paraît pas près de finir, sans parler de l’hystérie… »

Trève de plaisanterie, qu’est-ce qu’un jeu ? L’aire de ni « en soi » ni « pour soi » où se déploie la « créativité » de Winnicott ne loge que jeux sans enjeu. A faire la mise, du signifiant ne suffit pas, il lui faut Autre chose sur quoi s’embobiner. C’est pourtant au même Winnicott qu’on doit l’observation de l’objet dit transitionnel, mais faute de le mettre, à l’instar de Lacan, en série avec les objets dits prégénitaux, il l’a laissé tomber – et ce, jusqu’à réduire jouir à faire joujou. Même si le jeu est jouissance, la jouissance n’est pas un jeu. Et la psychanalyse non plus, qui y touche comme au réel.

Le corps n’est pas tout âme, il ne résout pas sans reste dans le symbole qui l’idéalise en le mortifiant. « Fragments », oui, c’est le corps de l’être parlant qui est fragments – fragments du « discours amoureux », oui : c’est le discours qui est amoureux du vivant qui parle, il lui colle à la peau, il le pompe, le vide, le décompose et le morcelle. Le corps significantisé, la jouissance ne l’habite plus ; celld ‘avant, nul n’en a connaissance, on la rêve seulement ; celle d’après se promène dehors, hors-le-corps – et il n’y en a pas qu’une, et elles ne s’harmonisent pas, celle de l’Autre, sans preuve, asservissant celle de l’Un, phallique, qui ne s’en accommode pas bien.

Ah ! Trop d’ellipse, c’est qu’il me faudrait entrer dans la théorie lacanienne des jouissances et ça n’est pas le lieu.

Il peut suffire de célébrer ici la jouissance du signifiant, qui toute résiduelle qu’elle soit, se situe pourtant « au-delà du plaisir » du texte, cette courageuse jouissance du signifiant que Barthes renouvelle. Ce pourquoi je le nommerai pour finir : le Bien-disant.

J.-A. M.

Colloque de Cerisy 1977, « Roland Barthes: prétexte ».

 

 

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