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ttyemupt
7 septembre 2012

Serge Cottet, "Lacan et l'a-Freud" (2011)

{Cet article a paru dans le numéro 79 de la Revue de la Cause freudienne, 2011, p. 136-140}

 

Lacan et l'a-Freud

Serge Cottet

 

Malentendu

 

Soit un dictionnaire des idées reçues sur Jacques Lacan, à l'article Freud on lirait : retour à...

 

Un retour qui emprunte à Freud même sa méthode : le déchiffrage signifiants des mots de Freud. C'est la lettre de Freud contre les syntagmes figés, les abâtardissements, les compromissions avec la psychologie, à quoi les postfreudiens ont conduit la doctrine. Pour réaliser ce nettoyage des écuries d'Augias, Lacan réhabilite principalement la première topique, la plus lacanienne, puisqu'elle se fonde sur un matériel de langage : rêves, lapsus, mots d'esprit, métaphores du symptôme. On sait que les élèves de Freud ont, au contraire, infléchi la psychanalyse dans le sens de la seconde topique, avec la promotion des concepts de moi, de stade, de régression, d'énergie, reléguant l'inconscient au passé de la psychanalyse. Freud serait-il lacanien sans le le savoir ? Il anticipe bien Saussure !

 

Il est en tout cas soluble dans la triplicité RSI ; on prend tout, on ne jette rien ou presque ; tout est réhabilité : son inconscient devient structuré comme un langage ; le ça, parle ; la suprématie du symbolique donne les pleins pouvoirs à l'interprétation. Un point d'arrêt pourtant : un reste indéchiffrable de la pulsion, irréductible au sens sexuel, prémisse du réel sans loi du dernier Lacan. Erreurs, préjugés, lapsus de Freud dont partie de l'invention elle-même, autant que la résistance à l'invention. S'il arrive à Lacan d'être infidèle à la doctrine, c'est un hommage rendu à la subversion qui en restaure le tranchant. Lacan ne pratique pas le culte du père mort comme à l'IPA.

 

Certes, les époques de l'enseignement de Lacan doivent être différenciées, relativement à cette transmission. On peut dire qu'avant le Séminaire L'angoisse, les lignes de fracture n'apparaissent guère. Les concepts essentiels de Freud sont toujours là et font les titres des neuf séminaires antérieurs, même si leur signification est déplacée ou rectifiée à la lumière d'un corpus philosophique (le transfert, les quatre concepts fondamentaux) et surtout, du structuralisme ; le roman familial du névrosé est réinterprété comme un mythe de Lévi-Strauss. C'est dans ce même contexte que Lacan bricole, pour la psychose, le concept de Verwerfung pour en extraire la forclusion du Nom-du-Père.

 

Si bien des choses sont boiteuses ou tordues dans l'oeuvre de Freud, dans la période des neuf premiers séminaires pourtant, les confusions du discours ont l'air de ne tenir qu'à des contingences extérieures à la psychanalyse. Notamment la langue allemande à laquelle Lacan n'adresse pas que des éloges, en particulier sur l'inconscient – l'Unbewusste, « drôle de mot ! », fait remarquer Jacques-Alain Miller dans « Télévision »1, un concept préfreudien – et sur le Wunsch, qui ne permet pas de distinguer demande et désir, ce qui justifiera plus tard les traductions loufoques des œuvres complètes aux PUF en désirance ou souhaité … Freud est aussi desservi par la science de son temps : l'énergétique habille mal la pensée.

 

L'effort de Lacan consistera, après dissolution des concepts, à leur substituer des signifiants nouveaux, à tordre la langue de Freud pour éviter les syntagmes figés, les hypostases de la subjectivité, l'objectivation des instances ; à créer des néologismes (le parlêtre) ; parfois en trouvant faveur d'une consonance identique de l'allemand ou de l'anglais au français : une bévue pour l'inconscient, une dérive (drive) pour la pulsion ; ou encore est-ce ? pour le es allemand tiré du côté du S. Les différentes traductions et commentaires de l'apophtegme célèbre Wo Es war, soll Ich werden donnent la mesure de ce que Lacan peut déplier comme programme de la psychanalyse à partir d'un énoncé jusque là réduit à la plus grande platitude.

 

Lacan produit sur Freud des effets de loupe : grossissements, zooms, déformations, jouant sur l'équivoque des signifiants de la langue de Freud – comme le trait unaire, finalement tiré du côté de l'Un, de la constance numérique en jeu dans la répétition. En témoigne aussi l'attention portée au vocabulaire topologique – dans « L'Esquisse »2, où les tresses anticipent les chaînes3. Freud lui-même, à la fin de son œuvre, procède d'ailleurs à cette mise à plat : « La psyché est étendue, n'en sait rien »4. Ce bricolage n'entame pas le désir de Freud considéré comme un x – le désir d'un seul vaut pour un commencement absolu. Les dernières lignes de « La direction de la cure ... » condensent en manière d'ode cette période : « Freud commençant d'écrire {…}, nous donnait la pointe ultime d'une œuvre aux dimensions de l'être, la solution de l'analyse “infinie”, quand sa mort y mit le mot Rien. »5

 

L'a-Freud

 

Il y a pourtant un Lacan beaucoup plus critique, exigeant une rectification de l'intuition freudienne fondamentale. La formalisation ne laisse pas le contenu à l'abri. Son déchiffrage aboutit, non seulement à un détournement de ses concepts, mais à une inversion de leur sens et produit comme une opposition à sa politique ; en un mot : un transfert négatif. Car il ne s'agit pas seulement de rectifier un discours éloigné du purisme du père fondateur ; on met aussi en évidence, dans le corpus conceptuel de Freud, des illusions, les semblants qui brouillent le réel de l'expérience. Ainsi, en 1964, date de la fondation de l'Ecole freudienne de Paris, Lacan procède à une désarticulation des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dont l'orientation principale consiste bel et bien à opposer inconscients freudien et lacanien.

 

Le lecteur ignorant de l'enseignement qui suivra ne remarque pas à quel point, dans Le Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse subissent une déformation du fait de l'introduction des signifiants propres à Lacan : le transfert comme sujet supposé savoir, l'objet a, le ratage de la pulsion comme moteur de la répétition et enfin, last but not least, l'inconscient inadéquat à toute ontologie : il fait trou.

 

Aristote détourné, Descartes renversé, congé donné à Hegel, Lacan développe une pratique conceptuelle ironique pour désaxer Freud, tout en cherchant à en extraire l'agalma. Car le problème n'est pas seulement le retour à la lettre de Freud, mais la question de savoir comment se passer de syntagmes qui encombrent sa trouvaille, en poussant la subversion jusqu'à l'impensé de Freud. De quels concepts devrait-on se passer pour parvenir à une formalisation de la psychanalyse ?6 Un Witz court : il s'agirait de réduire la psyché à la théorie des ensembles.

 

La réévaluation de l'OEdipe et de la fonction paternelle fait partie de ce programme. Les adversaires de la psychanalyse, qui la plupart du temps ignorent Lacan, ne saisissent pas le rôle que joue le signifiant du père dans l'inconscient, et font du complexe d'OEdipe le cœur de la psychanalyse. Cependant, Lacan a critiqué l'OEdipe freudien bien avant Deleuze, notamment dans son Séminaire L'envers de la psychanalyse, où il met en évidence des contradictions dans le texte de Freud, Totem et Tabou. On ne voit pas comment la mort du père générerait la culpabilité dans un monde sans Loi. Il faut donc, pour s'y retrouver, poser l'amour des fils pour le père. Totem et Tabou, c'est la névrose de Freud. Il y a de la religion dans la doctrine, qui reste à dévoiler. Freud a cru à un certain nombre de semblants qui, depuis, ont pris du plomb dans l'aile : le phallus, le père, la vérité, la science comme idéal.

 

D'où les problèmes soulevés par la connexion chez Freud de la réalité psychique et du Nom-du-Père, que Lacan cherchera à dissocier dans le Séminaire « R.S.I. ». Par exemple, se passer de la castration pour approfondir le concept de l'angoisse ; se passer du Nom-du-Père pour la réalité psychique ; s'en passer pour le surmoi en tant qu'impératif de jouissance. Les conséquences pour la clinique s'imposent ; il faudrait penser la structure du symptôme indépendamment du conflit ou du retour du refoulé ; le symptôme n'est pas de même substance qu'un déplacement d'énergie libidinale ; il n'est pas que conversion ou compromis, mais suppléance à un déficit de jouissance. Or, qui dit suppléance dit trou, béance. Mettre des trous à la place du manque. Au-delà du manque freudien et de la castration, Lacan découvre le réel comme impossible logique, et le trou : « J'ai trouvé le trou »7. Et la bonne question n'est pas l'interprétation, mais qu'est-ce qu'on met dans un trou ?

 

Plus tard, Lacan éloignera l'inconscient d'une matrice symbolique ou d'une chaîne signifiante pour le nommer Réel. En 1977, il renouvelle son affirmation : « L'inconscient donc n'est pas de Freud, il faut bien que je le dise, il est de Lacan. Ça n'empêche pas que le champ, lui, soit freudien. »8 On désignera donc par « champ freudien » tout ce qui tient à la détermination de la jouissance par le langage. Lacan conservera tout au long de ses séminaires un intérêt marqué à cet égard pour la Vorstellungsrepräsentanz. Il y a du pulsionnel qui ne peut être représenté, une jouissance qui échappe aux cote mal taillées du symbolique. Telle est la structure commune du refoulement originaire, un faux trou ; le vrai trou est celui du symbolique lui-même en tant qu'inconsistant ; dira-t-on que Freud anticipe Lacan dans ses intuitions topologiques ? La béance du surmoi, le ratage de l'acte, les limites de l'interprétation tracent la voie à la série des impossibilités freudiennes : mais pas le réel.

 

C'est pourquoi Lacan tient à son invention : le réel que « ces choses que l'on appelle freudiennes »9 n'anticipent pas. Concernant l'imaginaire du phallus, le Séminaire « R.S.I. » met les choses au point : « Il y a chez Freud comme une prosternation devant cette jouissance phallique, dont son expérience lui découvre la fonction nodale, et autour de quoi se fonde cette sorte de réel auquel l'analyse a à faire. »10

 

L'autre exemple concerne la sexualité féminine. Lacan ne l'aborde pas à partir de la castration, mais par la logique. « La femme ne manque de rien », affirme-t-il dans le Séminaire sur l'angoisse11. Dix ans après, le Séminaire Encore est consacré à une élucidation en termes logiques d'une dissymétrie dans le rapport des hommes et des femmes à la jouissance. La folie de l'amour chez « la » femme relève de son inscription singulière dans les quanteurs de la sexuation. Freud est en effet animé par une logique du « pour tous », de l'universel. Longtemps, Lacan n'avait rien eu à redire à la dialectique phallocentrique, ni à l'imaginaire du phallus, comme en témoigne son grand article « La signification du phallus ». Dans le séminaire Encore, par contre, il y a rupture avec le freudisme. Aussi le concept de castration sera-t-il ici complètement disjoint de l'imaginaire anatomique. C'est le langage qui fait trou ; le véritable agent de la castration, c'est la langue.

 

Avec le Séminaire Le sinthome, en 1976, le comble se produit : il semble que plus rien ne ressemble à la psychanalyse, qu'elle soit celle de Freud ou du Lacan des Ecrits. En 1972, il y a L'envers de la psychanalyse ; en 1976, c'est l'envers de Freud. Ou plutôt, un point de vue joycien sur Freud ; c'est l'a-Freud12, parfois, « Freud l'affreud » qui donne tellement de fil à retordre13. Les syntagmes majeurs de la doctrine s'y trouvent subvertis. Selon Jacques-Alain Miller, l'Anti-OEdipe14 de Deleuze et Guattari est passé par là, et le Séminaire livre XXIII, c'est la psychanalyse vue par un schizophrène : le point de vue joycien sur les concepts de la psychanalyse subvertit aussi bien le Nom-du-Père que la forclusion, l'image du corps, la suprématie du signifiant – oui, et même la forclusion, Verwerfung de fait et non de droit. Reste le réel du corps comme substance jouissante.

 

Que devient « l'intolérable de la vérité freudienne »15 si l'on conteste la passion de Freud pour la vérité, et s'il « n'a fait que du sensé »16 ? Doit-on voir dans le réel insensé l'anti-Freud ? Au-delà de ce balayage qui emporte une bonne partie de l'héritage lacanien lui-même, que reste-t-il de Freud, dénudé, privé de ses semblants ?

 

Reste le réel de la clinique presque inchangé – inhibition, symptôme, angoisse – mais réinterprété à partir du refoulement originaire. L'interprétation topologique en fait un « “nœud dans le dicible” comparable au trou dans la pulsion »17. Pour finir, ce n'est pas la première topique qui sert de paradigme à l'interprétation de l'inconscient, mais – paradoxalement – la seconde : une « topique fantasmatique »18, qui n'est pas loin de faire du moi un trou. Aussi bien le non-reconnu, l'Unerkannt19 de La Science des rêves est-il étendu à tout le champ de la jouissance en impasse avec le savoir. Freud butait sur les « restes symptomatiques » de l'analyse interminable, l'inanalysable, l'incurable, l'impossible comme noms du réel. Lacan prend finalement son point de départ de ces apories.

 

Cette orientation, c'est donc plutôt l'Aufhebung de Freud ; car on voit aujourd'hui où mènent les non-dupes de Freud.

 

 

1Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.

2Cf. Freud S., « Esquisse d'une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 307-396.

3Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil 2005, p. 131.

4Freud S., « Résultats, idées, problèmes », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 288.

5Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 642.

6Cf. Lacan J., « Peut-être à Vincennes ... », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 313-315.

7Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 13 mai 1975, Ornicar ? n°5, hiver 1976, p. 57

8Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ? n°9, avril 1977, p. 10

9Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op.cit., p. 132.

10Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 17 décembre 1974, Ornicar ? N°2, mars 1975, p. 102.

11Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 211.

12Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 120.

13Lacan J., « Clôture des Journées de l'EFP », 25 septembre 1977, Lettres de l'EFP, n°22.

14Cf. Deleuze G., Guattari F., L'Anti-OEdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, Ed. de Minuit, 1972.

15Lacan J., « L'étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 494.

16Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p.128.

17Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 239.

18Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, « R.S.I. », loc. cit.

19Cf. Zaloszyc A., « Lacan, lecteur de Freud. Quelques mots sur l'Unerkannt », dans ce numéro de La Cause freudienne.

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