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ttyemupt
7 septembre 2012

Paul Valéry - OC I 619-622 - "Stéphane Mallarmé"

 

Stéphane Mallarmé

 

 

 Un télégramme de sa fille m’apprit, le 9 septembre 1898, la mort de Mallarmé. 

 Ce me fut un de ces coups de foudre qui frappent d’abord au plus profond et qui abolissent la force même de se parler. Ils laissent notre apparence intacte, et nous vivons visiblement; mais l’intérieur est un abîme.

 Je n’osais plus rentrer en moi où je sentais les quelques mots insupportables m’attendre. Depuis ce jour, il est certains sujets de réflexion que je n’ai véritablement plus jamais considérés. J’avais longuement rêvé d’en entretenir Mallarmé; son ravissement brusque les a comme sacrés et interdits pour toujours à mon attention.

 En ce temps-là, je pensais bien souvent à lui; jamais en tant que mortel. Il me représentait, sous les traits d’un homme de le plus digne d’être aimé pour son caractère et sa grâce, l’extrême pureté de la foi en matière de poésie. Tous les autres écrivains me paraissaient auprès de lui n’avoir point reconnu le dieu unique et s’adonner à l’idolâtrie.

*

 Le premier mouvement de sa recherche fut nécessairement pour définir et pour produire la plus exquise et la plus parfaite beauté. Le voici d’abord qui détermine et qui sépare les éléments les plus précieux. Il s’étudie à les assembler sans mélange, et commence par là de s’éloigner des autres poètes, dont même les plus illustres sont entachés d’impuretés, mêlés d’absences, affaiblis de longueurs. Il s’éloigne du même coup du plus grand nombre, c’est-à-dire de la gloire immédiate et des avantages; et il se dirige vers ce qu’il aime tout seul et vers ce qu’il veut. Il méprise et est méprisé. Il trouve déjà sa récompense dans le sentiment d’avoir soustrait ce qu’il compose avec tant de soins aux variations de la mode et aux accidents de la durée. Ce sont des corps glorieux que les corps de ses pensées: ils sont subtils et incorruptibles.

Il n’y a point, dans les rares ouvrages de Mallarmé, de ces négligences qui apprivoisent tant de lecteurs et les flattent secrètement d’être familiers avec le poète; point de ces apparences d’humanité qui touchent si facilement toutes les personnes pour lesquelles ce qui est humain se distingue mal de ce qui est commun. Mais on y voit au contraire se prononcer la tentative la plus audacieuse et la plus suivie qui ait jamais été faite pour surmonter ce que je nommerail’intuition naïve en littérature. C’était rompre avec la plupart des mortels.

*

Ici, peut-être, faudrait-il mettre en doute si un poète peut légitimement demander à un lecteur le travail sensible et soutenu de son esprit? L’art d’écrire se réduit-il au divertissement de nos semblables et à la manoeuvre de leurs âmes, sans participation de leur résistance? La réponse est aisée, il n’y a point de difficulté: chaque esprit est maître chez soi. Il lui est bien facile de rejeter ce qui le rebute. Ne craignez point de nous refermer. Laissez-nous tomber de vos mains.

Mais il en est qui ne s’en contentent pas, qui s’irritent, qui se plaignent, et qui font un peu plus que de se plaindre. Quoique je ne voie rien d’excellent qui n’ait traversé leurs colères et ne se soit fortifié de leurs dédains, toutefois je ne sais les blâmer, je m’explique leur coeur. C’est une impatience assez respectable qui pousse les gens à déprécier, à interdire, à désigner aux railleries ce qu’ils ne comprennent pas. Ils défendent comme ils le peuvent leur honneur intellectuel, ils sauvent la face de leur intelligence. Je trouve remarquable, et presque beau, que des hommes ne puissent souffrir d’imputer à soi-même une sorte de défaite de leur esprit, ni de la supporter à eux seuls: ils en appellent à leurs pareils, comme si le nombre des miroirs…

*

Un homme qui renonce au monde se met dans la position de le comprendre. Celui-ci dont je parle, et qui tendait vers ses délices absolues par l’exercice d’une sorte d’ascétisme, puisqu’il avait repoussé toutes les facilités de son art et leurs heureuses conséquences, il avait bien mérité d’en apercevoir la profondeur. Mais cette profondeur ne dépend que de la nôtre: et la nôtre: de notre orgueil.

L’amour, la haine, l’envie, sont des lumières de l’esprit; mais l’orgueil en est la plus pure. Il a illuminé aux hommes tout ce qu’ils avaient à faire de plus difficile et de plus beauIl consume les petitesses et simplifie la personne même. Il la détache des vanités, car l’orgueil est aux vanités ce que la foi est aux superstitions. Plus l’orgueil est pur, plus il est fort et seul dans l’âme, et plus les oeuvres sont méditées, sont refusées et remises sans cesse dans le feu d’un désir qui ne meurt point. L’objet de l’art, attaqué par la grande âme, se purifie. L’artiste peu à peu se dépouille des illusions grossières et générales, il obtient de ses vertus d’immenses travaux invisibles. Le choix impitoyable lui dévore ses années, et le motachever n’a plus de sens, car l’esprit n’achève rien par soi-même. 

 Mais détaché des attraits qui le rendent utilisable à la plupart des hommes, l’acte mystérieux de l’idée perd ses motifs ordinaires et ses causes reconnues.

 Mallarmé se justifia devant ses pensées en osant jouer tout son être sur la plus haute et la plus hardie d’entre elles toutes. Le passage du songe à la parole occupa cette vie infiniment simple de toutes les combinaisons d’une intelligence étrangement déliée. Il vécut pour effectuer en soi des transformations admirables. Il ne voyait à l’univers d’autre destinée concevable que d’être finalement exprimé. On pourrait dire qu’il plaçait le Verbe, non pas au commencement, mais à la fin dernière de toutes choses.

 Personne n’avait confessé, avec cette précision, cette constance et cette assurance héroïque, l’éminente dignité de la Poésie, hors de laquelle il n’apercevait que le hasard…

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