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ttyemupt
7 septembre 2012

Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes, partie I

J.-C. Milner, Le pas philosophique de Roland Barthes, partie I



Le 22 août 1979, Roland Barthes écrit dans Vita Nova, projet qui ne fut pas mené à son terme : « Jamais un philosophe ne fut mon guide » (OC V 1011). Sur le fac-similé sur manuscrit (OC V 996), la phrase apparaît insérée après-coup, en oblique, témoignant peut-être de ce retard à conclure qui marque parfois l’évidence. Or, la figure du guide est récurrente chez dans ce texte, placé sous l’invocation de Dante et de Virgile. Le « Non » est sans ambages. Mais toute phrase négative ouvre sur l’indéfini des possibles que, par inférence, elle affirme. La philosophie n’est pas moins indéfinie ; quiconque a lu Wittgenstein, sait qu’il est des philosophes qui ne souhaitent guider personne ; quiconque a lu Descartes, sait que ne prendre aucun philosophe pour guide, peut être le premier pas dans la philosophie. Entre marche et négation, j’ai souhaité réduire l’indéfinition. J’examinerai la question de la philosophie, telle qu’elle se posait pour Barthes, soupçonnant qu’on peut ainsi mieux baliser le périple d’un sujet aventureux.

I

Dès les premiers textes de Barthes, le lecteur se trouve retenu par une singularité : un certain usage des majuscules, combiné à l’article défini singulier. La Parole, l’Ecriture, la Littérature, la Porte, le Voile, le Regard. Le Degré Zéro et le Michelet ou le Sur Racine et jusqu’aux derniers écrits. Sans doute trouve-t-on également la majuscule combinée au pluriel ou à l’indéfini, mais les exemples sont fugitifs. Article défini singulier et majuscule supportent un indéniable privilège, au point qu’on pourrait résumer l’effet-Barthes, ou tout au moins l’un de ses moyens majeurs, à la combinaison qu’ils forment. Qui en établirait la portée pourrait bien avoir déterminé un peu plus nettementle mot d’une énigme.

Il est vrai qu’on pourrait se borner à reconnaître, dans le recours à l’article, une simple procédure de langue et, dans le recours à la majuscule, un simple artifice de typographie. Mais de tels choix ne sont jamais anodins ; ils le sont encore moins chez Barthes. On sait le soin qu’il apportait à tout ce qui touche la langue et l’écriture. On a parlé de ses fiches manuscrites, de l’élégance de leur graphisme, de l’usage qui y est fait des soulignements et des couleurs. Sa typographie n’est pas moins savante ; italiques, guillemets, parenthèses, guillemets dans les parenthèses, etc. Supposé qu’on invoque une simple humeur, on se souviendra que Barthes, parlant de lui-même, prétendait argumenter ses humeurs. Précisément parce qu’il s’agit d’une procédure de langue et d’un artifice de typographie, précisément parce qu’il s’agit peut-être d’une humeur, il faut tenir qu’un enjeu de doctrine s’y trouve engagé.

On alléguera les précédents de Baudelaire, de Mallarmé ou de Valéry. Eux aussi usaient de la typographie avec discernement ; eux aussi conféraient à certain usage des majuscules une fonction d’indice, renvoyant à une pensée. Certes, mais l’énumération des précédents ne saurait satisfaire. L’enjeu à restituer n’est pas ce que Barthes pourrait avoir repris d’un autre, si grand soit-il. Il est ce qui distingue Barthes de tout autre et surtout de ceux qui l’ont éventuellement inspiré. Au demeurant, l’argument vaudrait pour les prédécesseurs. Chacun d’eux eut ses raisons propres d’user de procédures identiques. On n’a pas le sentiment que ces raisons aient été toujours convenablement éclairées par les spécialistes. Quoi qu’il en soit, la saine méthode impose à qui prétend éclairer les raisons de Barthes, qu’il s’abstienne par principe d’invoquer les raisons des autres.

2

A s’en tenir au plus immédiat, les conséquences de la majuscule se laissent décrire ainsi : comme les italiques (Barthes y recourt souvent), elle arrache le mot à son usage courant pour avertir le lecteur qu’il doit prendre garde, « ralentir, travaux ».

Arracher un mot à son usage ; on songe invinciblement à Benjamin et aux thèmes de L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Barthes, eût-il dit, projette autour du mot une aura. L’évocation n’a rien de gratuit. On se souvient que Benjamin reconnaissait les effets de la reproductibilité technique à ceci que l’oeuvre d’art était dépouillée de son aura. On n’aurait pas de peine à soutenir que la question de Barthes, celle dont tout part dans Le Degré zéro et dans les Mythologies, pour se poursuivre dans les technicités de la sémiologie, se laisse adéquatement formuler en termes benjaminiens. Une torsion seulement est requise ; il est vrai qu’elle est essentielle : Barthes n’interroge pas l’oeuvre d’art, mais le langage ou la langue, en tant que l’un ou l’autre sont capables d’oeuvres et capables d’art. Qu’advient-il du langage, ou plutôt de la langue, quand celle-ci est elle­-même soumise à la loi d’airain de la reproductibilité technique ? Telle serait la question séminale, que Barthes se la soit posée explicitement ou non en ces termes.

Il ne s’agit pas tant de la reproductibilité par le magnétophone, même si la radio, les haut-parleurs et tous les moyens de masse jouent leur rôle, mais de la reproductibilité par le slogan. Ou par le stéréotype idéologique (à soigneusement distinguer du topos rhétorique). Ou par l’inertie de la doxa parlée. Bref, il s’agit de ce qui connut la célébrité, dans les années cinquante, sous le nom de « communication de masse » ; on se souvient que le lieu d’accueil de Barthes aux Hautes Etudes portait le nom de « communication de masse » (fondé en 1961). La généalogie benjaminienne de la thématique semble indubitable, serait-ce par l’intermédiaire de l’Ecole de Francfort. Barthes avit-il lu L’Oeuvre d’art ? Oui, sans doute, quand il écrivit La Chambre claire, mais l’avait-il lu plus tôt ? On ne peut rien assurer (2). Concédons qu’il n’ait pas lu les textes ou qu’il les ait lus tardivement ; on peut assurer du moins que la problématique de la reproductibilité l’a touché de multiples manières. Par les thèmes de la « communication de masse », bien entendu, mais aussi et surtout par l’intermédiaire de Brecht.

Car, plus ouvertement que Benjamin lui-même, Brecht soulève la question de la reproductibilité de langue ; plus exactement, il la manie par son théâtre, par sa poésie, par sa prose réflexive. Il est vrai que Brecht se pense comme un malfaiteur rusé, capable de retourner contre l’ennemi les armes de l’ennemi ; tout comme le gangster retourne contre le capital la loi du vol, constitutive du capital, Brecht use du reproductible contre le reproductible – le slogan contre le slogan, le plagiat occasionnel contre le plagiat permanent, la masse contre la foule (ou l’inverse). Ainsi naît la langue brechtienne, langue sans aura, accordée à la thèse que la masse aura le dernier mot, ou la foule, ou le parti, ou l’histoire, pour le pire ou pour le meilleur. Barthes est d’un autre style ; postérieur à l’ère des fascismes à ciel ouvert, averti des ambiguïtés mortelles des foules et des masses, observateur de plus en plus distant des ruses de Brecht (qui fut en fin de compte le plus rusé ? Brecht ou le parti, le parti ou l’histoire?), il use d’une stratégie bien différente. Ce n’est pas le slogan qu’il retournera contre le slogan, mais l’aura elle-même. L’aura imaginaire et bourgeoise est certes mise en cause – par le thème du « degré zéro de l’écriture », par la démythification, par l’analyse technique des sèmes -, mais tout se passe comme si Barthes lui en substituait une autre, réelle et non imaginaire, fondée sur des procédures de la langue et de sa forme écrite. L’effet-Barthes comme aura réelle.

3

Il importe au plus haut point d’en démonter plus exactement la mécanique. Y est engagé l’essentiel du Barthes des débuts, et puisque l’effet-Barthes se poursuit tout au long de l’oeuvre, il faut conclure qu’est également engagé l’essentiel de Barthes tout entier. Or l’examen de la seule majuscule ne permet pas d’aller au-delà du couple aura imaginaire / aura réelle. L’ampleur de l’effet-Barthes s’en trouve restreinte, parce que toutes les données ne sont pas intégrées. On retient un seul élément, alors qu’ils sont deux à fonctionner en combinaison : la majuscule, certes, mais aussi l’article défini singulier, par quoi la majuscule, en retour, se trouve affectée.

Dans la langue française, l’article défini singulier pose une unicité identifiée, que ce soit l’unicité contingente d’un individu empirique déjà mentionné (défini de reprise ou de deuxième mention) ou l’unicité nécessaire de l’Idée identifiée par elle-même (défini de première mention). Il signale, de ce fait, qu’en ces occasions où le mot apparaît répété, il s’agit bien d’un retour du Même. Reste que la langue ne permet pas toujours de trancher entre l’unicité contingente d’un individu et l’unicité nécessaire d’une Idée. « L’oiseau chante », est-ce cet oiseau singulier que l’on entend chanter à l’instant ? est-ce l’oiseau comme Idée, rapporté à l’un de ses comportements caractéristiques ? De là suit une conséquence essentielle pour le texte écrit. Nul n’ignore que le même mot peut y réapparaître en de multiples occurrences, sans que chaque occurrence désigne nécessairement le même référent ; qui garantira que la locution « l’oiseau » désigne toujours le même individu ailé ou toujours l’Idée, de la première à la dernière page d’Un cœur simple ?

Dans l’effet-Barthes, la majuscule pare à ces hésitations. Elle force l’identité à soi du référent, en la nouant à l’unicité de l’Idée. Invité à ralentir, le lecteur comprend désormais pourquoi ; c’est qu’il doit prendre garde qu’il a affaire à de l’Un. À chaque occurrence du mot, le lecteur saura tout à la fois qu’il s’agit de l’Idée et du retour de l’Idée, indéfiniment identique à soi. Un usage, en lui-même ordinaire, de l’article reçoit ainsi de la majuscule une univocité nouvelle.

Un exemple, presque pris au hasard, éclairera les données. Dès la première page du Sur Racine, Barthes souhaite énumérer ce qu’il appelle « les lieux tragiques » et commence ainsi : « Il y a d’abord la Chambre » (OC II 59). La phrase introduit une première mention ; sur une page d’ouverture, le fait se vérifie par simple vue. Or, dès cette première mention, Barthes use de l’article défini. Il vise donc très vraisemblablement une Idée ; s’il visait un individu, l’indéfini serait préféré, sans pourtant être obligatoire (3). Hésitation ? Non, car la majuscule tranche. Celle-ci marque que l’être du référent n’est pas seulement identifié par lui-même (nulle mention antérieure), mais qu’il est de plus distingué par lui-même, parmi les référents possibles ; identifié et distingué par lui-même, il est intrinsèquement, et non pas accidentellement, unique. C’est l’Idée de la Chambre, séparable de ses multiples manifestations empiriques (« chambre de Néron, palais d’Assuérus, Saint des Saints où loge le Dieu juif », ibid.) Le lecteur sait ainsi qu’au fil du livre entier, toute mention de la Chambre, si éloignée soit-elle, sera à inscrire au régime du Même et de l’Un. La majuscule qui marque le mot n’est pas seulement un appel à ralentir ; elle a de plus une fonction positive. Comparable à la majuscule des noms propres, elle distingue un référent unique et en souligne l’identité à soi, maintenue dans la multiplicité indéfinie des apparitions lexicales ; elle souligne du même coup que ce référent unique est une idée.

Jean-Claude Milner, Le pas philosophique de Roland Barthes, partie I.

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(2) L’article de Benjamin a été publié pour la première fois en 1936, dans une traduction de Pierre Klossowski, étroitement contrôlée par Benjamin lui-même, sous le titre L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Cette version est aujourd’hui accessible dans Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991. Une nouvelle traduction parut en 1959 dans le volume d’Oeuvres choisies (traduites par Maurice de Gandillac, Paris, Julliard, collection « Les lettres nouvelles »), sous le titre L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Même après 1959, Barthes parle très peu de Benjamin : trois références en tout, dans les œuvres complètes. La plus ancienne date apparemment de 1960 ; elle concerne Brecht (OC I 1075). Barthes l’emprunte à un texte publié dans Théâtre populaire (n°26, 1957) ; elle n’implique ni n’exclut la connaissance d’autres textes. Je remercie Eric Marty de cette indication. Si Barthes n’a pas lu Benjamin, cela prouve qu’il n’a pas éprouvé le besoin de le lire ; s’i l’a lu, son silence prouve qu’il n’a pas éprouvé le besoin de le citer. Dans les deux cas, on discerne une distance, sinon un discord. Les textes de Barthes confirment ce sentiment et notamment La Chambre claire ; cf. infra, § II.

(3) Exercice structuraliste pour le lecteur intéressé : à la phrase de Barthes, opposer, pour en établir les propriétés sémantiques, les trois possibilités affirmatives : (a) à l’indéfini et sans majuscule, « il y a une chambre » ; (b) à l’indéfini et avec majuscule, « il y a une Chambre » ; ( c ) au défini et sans majuscule, « il y a la chambre ».

 

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